Sweet Dreams

Chapitre 1

Tous ceux qui y vivent vous le diront : il n’y a aucun endroit dans le monde qui vaille Londres. Que ce soit pour ses magnifiques bâtiments, édifiés à la sueur de milliers de fronts, en pierre de taille, qui défient les ans, ses monuments majestueux, témoins d’une culture sans égale, les ponts jetés sur la Tamise qui voient passer le gracieux ballet sans fin des bateaux qui la remontent et la descendent, ses ruelles étroites, aux pavés irréguliers, bordées de boutiques poussiéreuses, de bars plus ou moins renommés, de cours plus ou moins bien fréquentées, de recoins et de coupe-gorges, et les immenses cheminées crachant leur vapeur aux quatre coins de la ville, ou bien, la danse gracieuse des zeppelins dans son ciel, Londres a des milliers d’aspects, tous n’appartenant qu’à elle. A cette époque, on pouvait croiser dans les rues des dames portant des robes à multiples volants, des bottines à talons et des corsets lacés, pour qui sortir dans la rue sans chapeau était digne de la pire des va-nu-pieds, des hommes arborant des lavallières et des chapeaux haut-de-forme, des fiacres tirés par des chevaux, des ouvriers en tenue de travail, et des voyous à casquette. Une foule extrêmement bigarrée, d’origines diverses, et qui convergeaient tous vers la plus grande ville du monde, alors en pleine expansion grâce au développement majeur de l’industrie et à l’apparition et la généralisation des machines à vapeur, qui avaient permis une révolution industrielle sans précédent. Oui, à cette époque, Londres était le centre du monde.

Malheureusement, la plus grande ville du monde attire également tous les voyous, les voleurs, les meurtriers, et tous ceux qui sont à l’affût de l’argent facile et du mal sans se fatiguer. A cette époque, Londres la magnifique offrait un beau visage et cachait sous ses jupes rutilantes toute la boue et la fange qui se rassemblait à ses pieds. Il ne faisait pas bon se promener dans les ruelles à la nuit tombée, voire pour certaines s’y promener tout court, seul et sans aucun moyen de défense. Celui ou celle qui s’y aventurait n’avait aucune garantie d’en ressortir sans mal, en possession encore de son argent, ou d’en ressortir tout court. Malgré les efforts des forces de police, qui arrêtaient criminel après criminel, il en rôdait toujours plus dans les rues ; ils se groupaient en bandes, en gangs, parfois, et faisaient régner la terreur sur un territoire de taille variable. Parfois, ils se battaient entre eux pour assurer leur domination sur telle ou telle rue. De tels combats étaient souvent violents et rapides, et les policiers n’avaient plus qu’à ramasser les corps dans les rues le lendemain matin. Les « honnêtes gens » ne s’aventuraient plus dans certains quartiers, et leur laissaient progressivement le champ libre. Londres affichait un visage radieux, mais la fange gagnait sans cesse du terrain.

C’est dans l’une de ces ruelles mal famées qu’un matin d’hiver, l’officier de police Saule Driftwood croisa la route d’une jeune fille assise dans un coin d’une porte cochère. Elle portait une robe rapiécée d’une sorte de gris tirant sur le bleu, elle portait un bonnet bordé de dentelle noué sous le cou, des mitaines tricotées et des bottines noires brillantes d’usure. Sa tête était appuyée sur le linteau, et elle avait le regard fixé sur ses mains, serrées l’une contre l’autre sur ses genoux. Elle était pâle, plutôt mignonne, et elle était tout ce qu’il y a de plus morte. Saule alerta tout de suite des renforts, bien qu’il n’y ait plus rien à faire. Très vite, la ruelle grouilla d’autres agents, d’inspecteurs, ainsi qu’une ambulance, et l’un des inspecteurs Smith de Scotland Yard (Scotland Yard, cette année-là, comptait pas moins de cinq inspecteurs Smith, et le superintendant Postlethwaite avait décidé de les numéroter). Donc, l’inspecteur Smith n°4 fit interdire l’accès à toute la rue par ses hommes, mena ses investigations tout autour de la porte une fois le corps enlevé, ne découvrit absolument aucun indice, et annonça qu’à son avis, la pauvre malheureuse avait dû être expulsée de chez elle, et venir se réfugier au coin de cette porte, où elle était vraisemblablement morte de froid. Pas besoin de remuer toute la police juste pour ça. Il ordonna donc le repli des équipes, et retourna dans son bureau boire son thé en compagnie des quatre autres Smith.

Cependant, l’inspecteur chef Wallenby, le supérieur de Saule, reçut dans la journée un message des parents de la malheureuse, exigeant une explication assortie d’une enquête approfondie. Il semblait en effet que la jeune fille n’était pas une souris des rues, mais la respectable enfant d’une non moins respectable famille de Londres, qui exigeait la punition immédiate et sanglante des coupables. Une enquête officielle fut donc ouverte, l’inspecteur Smith fut remis à la tâche avec un blâme, et, chose encore assez nouvelle pour l’époque, comme les parents l’exigeaient, une autopsie fut pratiquée. Celle-ci montra que non seulement la demoiselle n’était pas morte de froid, mais que son agonie avait dû être longue et douloureuse. Quand le médecin qui avait opéré sortit de la salle, il était aussi blanc que son linge. Il se refusa au moindre rapport, et à la place, donna sa démission pour changer de métier. Aucune information ou presque ne filtra, et le corps fut enterré sans autre forme de procès. Tout le monde s’empressa d’oublier tout ce qui avait été dit.

Hélas, trois jours plus tard, un second corps, un homme d’une vingtaine d’années, fut découvert, dans un parc, cette fois. Et cette fois-ci,  les forces de police firent de leur mieux pour évacuer le corps discrètement. Les investigations furent menées rapidement, on se doutait déjà qu’elles ne donneraient rien, comme pour la fois précédente. Et en effet, personne ne trouva rien. Mais on n’allait pas pouvoir oublier aussi facilement… De jour en jour, davantage de corps furent découverts. Les victimes, pour la plupart, n’étaient pas très vieilles, et, à l’exception de deux, n’appartenaient pas aux hautes strates de la société, mais plutôt à celles de la rue. Le superintendant fit de son mieux pour rassurer les esprits, mais sans grand succès. Pour les convaincre, il aurait fallu qu’il y croie, mais c’était hors de sa portée. Tous ces gens étaient morts, on ne savait même pas de quoi. Ils n’avaient presque aucun indice, les deux nouveaux médecins qui avaient tenté de pratiquer une autopsie avaient déclaré forfait (l’un des deux était reparti dans son Irlande natale, l’autre avait préféré se suicider plutôt que de supporter la vérité qu’il avait découverte), et pendant qu’ils cherchaient, les corps s’entassaient dans les morgues. En d’autres mots, ils stagnaient. L’humeur du superintendant s’en ressentait, et les inspecteurs rasaient les couloirs de Scotland Yard, évitant même de croiser son regard. Un jour sombre pour l’histoire de la police londonienne. Comment allaient-ils pouvoir stopper cette frénésie de morts, avant que simplement, la population des rues soit à cours de victimes ?

 

-   Et c’est pour cela que nous souhaiterions vous confier cette affaire, vous voyez. Nous voulons que notre enfant soit vengée.

              Quand on les avait orientés vers la personne qui pourrait les aider, Mr et Mrs Colman avaient songé à l’un de ces détectives privés dont parlaient abondamment les romans de quatre sous que Mrs Colman dévorait en secret par kilos entiers. Des hommes d’un certain âge, grands, minces et altiers, d’un flegme impressionnant, très anglais, fumant la pipe d’un air détaché, extrêmement intelligents, et un brin excentriques. Souvent assistés d’un fidèle ami qui les aidait dans leur déduction. Et voilà qu’ils se retrouvaient face à une jeune femme qui ne devait certainement pas avoir plus de trente ans, jolie et fraîche comme tout, portant un corset de cuir vraiment très serré, une jupe à plusieurs volants, des talons suffisamment hauts pour qu’elle puisse regarder Mr Colman dans les yeux (celui-ci, en tant qu’ancien officier de l’Armée Royale, était d’une taille plus que respectable), et des mitaines couvertes de dentelles. Mrs Colman regardait d’un air effaré le chignon tenu par des baguettes ornées de pièces métalliques, qui donc osait se promener avec des choses pareilles qui empêchaient certainement de mettre un chapeau ? Et cette gourgandine était maquillée, en plus ! Mr Colman, lui, restait hypnotisé par la montre qui se balançait aux doigts de la jeune femme. Quant à elle, elle les regardait, souriante. Au bout d’un moment, comme ni l’un ni l’autre ne parlait plus, elle déclara :

-    Si j’ai bien compris… vous souhaitez que j’enquête sur la mort de votre fille… sur laquelle la police n’a strictement rien trouvé… et en allant joyeusement marcher sur les plates-bandes de Scotland Yard. Je sais que le superintendant Postlethwaite est un brin borné, parfois, mais qu’est-ce qui vous fait penser que je trouverai quelque chose ?

Mr Colman posa les mains sur le pommeau de sa canne et se redressa, lançant à la détective le regard noir qui l’avait rendu célèbre parmi ses hommes en Inde. La jeune femme se contenta de sourire davantage. Il demanda d’un ton sévère :

-   Qu’est-ce qui vous fait penser que l’étude de nos motivations est de votre ressort, jeune fille ? Nous vous payerons, et grassement, il me semble, pour que vous meniez l’enquête. N’allez pas en plus poser des questions sur des sujets qui ne vous regardent pas !

Le sourire disparut quelque peu, et la jeune fille s’avança sur son siège, joignant les mains devant son visage.

-   Monsieur Colman, comprenez-moi. Certes, vous me payez pour cette enquête, et en l’occurrence, c’est mon travail, il serait donc bien malaisé de discuter, surtout si je veux payer mon loyer. Mais vous me demandez d’aller joyeusement me mêler des enquêtes de Scotland Yard, et Dieu sait que le superintendant n’aime pas les détectives indépendants. Si je commence à chercher sur le sujet, je vais avoir affaire à lui, et lui et moi, nous ne sommes pas vraiment amis… Donc j’attends de savoir si quelque chose que vous sauriez vous donne à penser que je pourrais réussir là où d’autres professionnels ont réussi.

Mrs Colman s’agita nerveusement sur son siège, tandis que Mr Colman se redressait davantage encore, visiblement agacé. C’est alors qu’une nouvelle voix se fit entendre :

-   C’est pas qu’on doute de ce que vous dites, voyez. C’est juste qu’on se dit que si jamais y’avait un truc que vous auriez pas pensé à dire à ces messieurs de la police, ou que vous pensiez pas être important, faut nous le dire, sauf votre respect. Ca peut être n’importe quoi, voyez, même un tout petit truc, mais peut-être que ça nous aidera à faire mieux que le Yard. Enfin, si quelque chose vous vient.

Le couple se retourna avec un bel ensemble vers le fauteuil d’où venait cette voix. Pressés qu’ils étaient d’obtenir de l’aide pour trouver qui avait tué leur enfant, ils n’avaient pas vraiment fait attention à qui se trouvait dans la pièce, pensant certainement que la détective travaillait seule. Après tout, elle les avait accueillis personnellement. Mais visiblement, elle avait un assistant. Enfin, une assistante. Et des plus étranges. Elle était installée dans un fauteuil qui avait visiblement vécu plus que sa part, et ses pieds ne touchaient même pas le sol. Un tout petit bout de femme, arborant un corset et un pantalon en cuir, un chemisier comme celui de la détective, de hautes bottines lacées, et un curieux kilt en tartan vert rayé de jaune. Un béret du même tissu reposait sur ses cheveux étrangement gris, et on ne lui aurait pas donné plus de vingt ans. Un ouvrage, un assemblage de dentelle complexe qu’elle confectionnait au crochet, était posé sur ses genoux, et elle regardait le couple avec curiosité. Mr Colman s’apprêtait à lui répondre, mais la détective attira de nouveau leur attention sur elle :

-   Je vous prie d’excuser Bélis, mon assistante. Elle débute dans le métier. Mais elle a raison sur un point. Il ne faudra pas hésiter à nous dire tout ce qui vous vient à l’esprit en ce qui concerne votre fille. Même si cela vous paraît futile ou inutile. Parfois, les meilleurs indices que nous ayons se cachent derrière les informations les plus anodines. Et je vous garantis que rien de ce que vous nous direz ne sortira d’ici. La plus grande discrétion.

Dans son coin, Bélis jeta son ouvrage dans un panier, et prit un carnet et un crayon, prête à prendre des notes. Mrs Colman se hasarda à demander :

-   Cela veut-il dire que vous acceptez de nous aider ?

-   J’accepte, au tarif que je vous ai indiqué. Si cela vous convient, pouvons-nous commencer ?

 

Assises toutes les deux sur la banquette du bow-window, les deux femmes regardèrent Mr et Mrs Colman remonter dans le fiacre qui les attendait dans la rue, et repartir. Une fois qu’il ne resta plus dans la rue que quelques vendeurs de journaux et la pluie sur les pavés, Bélis se tourna vers la détective et demanda :

-   Tu as déjà une idée ?

-   Aucune. Sinon que Postlethwaite va adorer nous revoir.

-   Je n’ai jamais compris comment tu faisais pour prononcer ce nom. Vous les Anglais, et vos noms étranges !

-   Parce qu’en Irlande, vos noms sont normaux ?

-   Je répondrai même pas à une attaque pareille.

  -   Ah, les semi-nymphes, toutes susceptibles !


              La détective ébouriffa les cheveux gris de son amie, et sourit en la voyant prendre une expression boudeuse. Ramener ses origines diverses sur le tapis ne lui plaisait pas beaucoup, même si Judy ne le faisait que pour plaisanter. Elle jeta de nouveau un œil par la fenêtre – rien d’intéressant, et ajouta :

-   Bon, pour répondre à ta question, je n’ai pas d’idée, mais j’ai des idées d’où trouver des idées.

-   Tu peux dire ça de manière plus simple ?

-   Eh bien il faudra aller parler à Postlethwaite, déjà, et aussi aux agents qui étaient sur les lieux. Peut-être au médecin, si je peux le trouver. Ou trouver un autre médecin, au choix. Et chercher du côté de la rue. Faire marcher les contacts, tu vois ?

-   Aller interroger tes rats de rues ?

-   Bélis ! Si je dis à certaines personnes que tu les appelles comme ça, elles risquent fort de t’étrangler, tu sais.

-   C’est pour ça que tu le diras pas.

-   Non, je ne le dirai pas. Mais il faudra aller les voir.

-   Et tu penses que tu vas trouver quelque chose ?

-   Je pense que je vais au moins trouver une piste, il n’y a pas d’affaire qui me résiste. Suis-je Judy Lynch, la détective la plus acharnée de Londres, oui ou non ?

-   La plus acharnée, je ne sais pas. La plus toquée, par contre…

-   Mauvaise langue.