Sweet Dreams

Chapitre 8

Une fois la mission d’autopsie mise entre les mains d’Akhilesh, malgré ses protestations et ses grognements, et très motivées par les baleines de son corset qui lui rentraient dans la peau, Judy annonça qu’elles rentreraient chez elles pour se changer et manger un morceau, avant de se rendre à Saint-Paul. En semaine, la cathédrale ne serait pas trop fréquentée, et elles pourraient peut-être trouver quelqu’un qui aurait vu Deirdre Colman avec la mystérieuse personne avec qui elle avait rendez-vous.

Une fois chez elle, après un trajet en fiacre supplémentaire, et ayant passé des vêtements plus confortables, Bélis se mit à la cuisine, tandis que Judy, qui était une vraie catastrophe pour tout ce qui touchait à l’alimentation, reprenait une fois de plus ses notes au propre. Quelque chose la perturbait : si les victimes étaient mortes totalement vidées de leur sang, comment le meurtrier avait-il fait ? Il n’y avait aucune trace de blessure, rien du tout. Ceci dit, même si c’était post mortem, il avait bien dû trouver un moyen. A part qu’elles étaient vides de sang, les victimes étaient intactes et ne présentaient pas la moindre petite blessure. Judy savait que même les vampires laissaient des marques quand ils s’abreuvaient, des marques certes peu visibles, mais bel et bien présentes. Pour qu’il n’y ait rien, il aurait fallu une guérison instantanée. Et ça, ça n’existait pas. Aucune des espèces de non-humains qui fréquentaient Londres n’aurait été capable de blesser une personne, la vider de son sang (une sacrée quantité, tout de même !), et ensuite, alors qu’elle était morte, guérir instantanément la plaie. Non, ça ne tenait pas debout. Mais bon, au moins, elle avait la certitude que les victimes n’étaient pas mortes comme ça. Mais alors, de quoi ? L’arrivée de Bélis, portant une marmite remplie d’un mélange indescriptible, mais à l’odeur alléchante, lui fit poser ses notes et le problème de côté.

 

Il y avait davantage de monde à la cathédrale que ce que Judy avait pensé. Des gens qui priaient, qui allumaient des cierges, ou qui allaient se confesser. Quelques prêtres allaient et venaient dans les travées, proposant leur aide à ceux qui souhaitaient trouver la paix de l’âme. D’autres devaient être en train de conduire des messes basses dans les chapelles attenantes. Heureusement, ce n’était pas l’heure de la messe haute, ou jamais elles n’auraient pu trouver quelqu’un pour les renseigner… Elles avisèrent un prêtre qui n’avait pas l’air occupé par une de ses ouailles, et avec tout le respect qu’elle put réunir, Judy demanda :

-   Pardonnez-moi, mon père, pourrais-je vous poser une question ?

-   Je vous écoute, jeune fille. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

-   Eh bien… Je suis à la recherche d’une autre jeune fille. Je sais qu’elle est venue ici, mais il n’y a pas moyen de la retrouver… Et je me demandais si, éventuellement, quelqu’un pourrait me renseigner…

-   Pourquoi la cherchez-vous ? demanda le prêtre, méfiant.

-   Sa mère, elle est très inquiète, intervint Bélis. Comme nous sommes amies, elle nous a demandé si nous ne pouvions pas l’aider à retrouver son enfant. Elle-même ne peut pas se déplacer pour cela, vous comprenez… Ce n’est pas vraiment de son rang…

-   Je vois… Pourriez-vous au moins me dire qui est cette âme en détresse ? demanda-t-il, un peu rassénéré. Cependant, ni l’une ni l’autre ne rata le regard assez noir qu’il jeta au béret en tartan vert de Bélis. La détective se dit qu’elle avait peut-être commis une erreur en emmenant une Irlandaise dans une cathédrale anglicane, mais elle se contenta de répondre :

-   Mrs Colman. Elle vit sur Great Russell Street.

-   L’épouse de Mr Colman, n’est-ce pas ?

Les deux jeunes filles acquiescèrent en chœur.

-   Nous connaissons bien Mrs Colman. Avant son mariage, elle appartenait à notre paroisse. Elle venait souvent à la cathédrale pour prier.

-   La personne que nous recherchons est sa fille, Deirdre Colman. Pourriez-vous nous dire si vous l’avez vue ici, récemment ? Je vous en prie, c’est très important.

De son sac à main, elle tira un petit portrait encadré qu’elle tendit au prêtre. Celui-ci hésita avant de le prendre, visiblement peu convaincu du bien-fondé de leur démarche. Néanmoins, il l’examina un instant, avant d’affirmer :

-   En effet, j’ai bel et bien vu cette demoiselle. Il y a peut-être deux semaines, peut-être moins.

-   Pourriez-vous nous dire si elle avait rendez-vous avec quelqu’un ? C’est que, s’empressa d’ajouter Judy, si elle a rencontré quelqu’un ici, cette personne pourra peut-être nous dire où elle est maintenant, ou du moins nous aider à la trouver.

Le prêtre réfléchit un moment, se demandant s’il était prudent de faire confiance à deux demoiselles, qui n’étaient accompagnées d’aucun homme, dont l’une n’était même pas la dame de compagnie de l’autre, et qui avaient l’air plutôt effrontées. D’autant plus que l’une des deux était une Irlandaise catholique ! Pas une engeance recommandable. Mais il finit par se rendre à leurs raisons, et (peut-être pour se débarrasser d’elles au plus vite !), leur indiqua :

-   Cette demoiselle est venue me demander s’il était possible de parler à l’un des prêtres de la cathédrale. Elle a été formelle, elle ne voulait parler qu’à lui.

-   Vraiment ?

-   Le père David a été le confesseur de Mrs Colman pendant longtemps, et peut-être avait-elle davantage confiance en lui qu’en un autre.

-   Nous vous remercions de tout cœur pour votre patience, mon père. Pourriez-vous juste nous indiquer qui est le père David, s’il-vous-plaît ?

Il leur désigna l’un de ses coreligionnaires, un peu plus loin, et se hâta vers ses prières, et loin de ces deux étranges donzelles. Bélis en profita pour demander à voix basse :

-   Depuis quand tu as une photo de miss Colman ?

-   Depuis ce matin. Elle est accidentellement tombée dans mon sac.

-   Tu l’as volée ?

-   Juste empruntée. Je la rendrai dès que cette enquête sera finie.

-   Tu sais, tu devrais dire une prière. Ca, c’est un très vilain point pour ton accès au paradis.

Judy la fit taire d’un coup de coude ; elles approchaient du père David, et il ne fallait pas qu’il les prenne pour deux folles. Il était bien étrange, ce père David. Il ne devait pas avoir plus de trente ans, et pourtant, ses cheveux étaient absolument blancs. Et, contrairement à son confrère, il ne tiqua pas sur le tartan vert et or, et les regarda approcher en souriant. Judy demanda poliment :

-   Pardonnez-moi, mon père… Êtes-vous le père David ?

-   C’est moi, en effet. En quoi puis-je vous aider ?

Judy répéta l’histoire de Deirdre-la-pauvre-petite-fille-disparue-que-sa-mère-recherchait. Elle n’eut pas le temps de finir, le prêtre l’interrompit d’une main levée.

-   Mon enfant, si vous voulez vraiment connaître la vérité, je vous suggère de la dire également. Cela marche peut-être avec les gens que vous interrogez d’habitude, ou avec certains prêtres qui ne vous prêtent pas trop attention (Judy rougit légèrement), mais non seulement c’est un péché de mentir à un homme d’église, mais je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider si vous ne me dites pas tout.

-   Veuillez me pardonner. Vous avez raison.

Elle lui expliqua donc la situation : la mort de Deirdre, l’enquête demandée par les Colman, les diverses découvertes, leur lente progression, le papier trouvé dans les affaires de la défunte, et la nécessité de savoir pourquoi elle avait estimé nécessaire de prendre rendez-vous avec un prêtre. Dans un souci de respect, elle ajouta :

-   Si cela ne viole pas le secret de la confession, bien sûr !

-   Rassurez-vous, mon enfant. Il est encore possible de parler à un prêtre sans automatiquement se confesser. En l’occurrence, je connais… ou plutôt je connaissais Deirdre Colman, depuis qu’elle était enfant. Et elle avait des questions à me poser qu’elle ne pouvait pas vraiment poser à quelqu’un d’autre dans son entourage.

-   Pourrions-nous… savoir quelles questions ? demanda Bélis, un brin intimidée.

-   Puis-je compter sur votre discrétion ? Je n’aimerais pas trop que cela se sache.

-   Bien sûr !

-   Miss Colman… Deirdre… Voulait que je lui parle des démons et des anges.

-   Des démons et des anges ? dans quel sens ?

Judy se demandait s’il ne s’agissait pas d’une fausse piste. Des démons et des anges ? Ca n’avait aucun sens. Et elle doutait que ce prêtre, doux et gentil comme il était, puisse les aider dans une affaire aussi glauque que celle-ci.

-   En fait… continua le prêtre, elle voulait savoir si les anges et les démons existent vraiment… A Londres, par exemple.

-   Elle vous a expliqué pourquoi ?

-   Elle était assez confuse… Je n’ai pas très bien compris pourquoi elle abordait le sujet. J’ai tenté de la calmer et d’obtenir des explications, mais elle persistait à raconter ses… inepties, à propos d’anges, de démons, de salvation et de damnation… Ca n’avait vraiment aucun sens.

-   Et que lui avez-vous répondu ?

-   La vérité. Les anges et les démons n’existent pas à l’état physique dans notre monde. Nous le saurions, sinon, n’est-ce pas ? Ca a eu l’air de la calmer. C’est tout.

-   Vous ne savez rien d’autre, mon père ?

Judy se sentait un peu mal à presser un prêtre ainsi, surtout un aussi gentil que le père David, mais elle n’avait pas le choix. Leur enquête n’allait nulle part pour l’instant.

-   Rien d’autre, hélas. Je suis navré de ne pas pouvoir vous aider davantage… Mais Deirdre était vraiment… étrange. Très agitée. Elle n’a pas pu rester en place plus d’une poignée de secondes d’affilée. J’ai voulu savoir ce qui n’allait pas, mais elle n’a pas répondu.

-   Elle n’était pas dans son état normal ?

-   Oh, bien loin de là.

-   Vous ne l’avez pas… trouvée plus pâle que la normale ?

-   Plus pâle ? Non…

Cette piste ne menait nulle part. Deirdre était profondément perturbée, et elle était simplement venue demander de l’aide à quelqu’un qui pourrait lui donner des conseils d’ordre spirituel.  Judy prit donc congé, ainsi que Bélis. Le prêtre s’excusa encore de ne pas pouvoir les aider davantage, et leur souhaita bonne chance et bon courage pour la suite de leurs recherches. Elles quittèrent la cathédrale un brin démoralisées, et pas plus avancées qu’avant.

 

Après être allées récolter les dernières rumeurs à Scotland Yard (rien de nouveau, sinon que Postlethwaite menaçait ses constables de les jeter dans la Tamise s’ils ne trouvaient pas bientôt quelque chose de nouveau et d’intéressant sur ces meurtres étranges),  Judy et Bélis rentrèrent enfin chez elles. Elles ne s’étaient pas assises depuis cinq minutes, qu’on frappait à leur porte. Et, comme elles ne venaient pas assez vite ouvrir, qu’on entrait. Heureusement, ce n’était ni un voyou revanchard, ni un huissier acharné, mais Nora, qui avait décidé de venir rendre une petite visite à ses amies, et avait débarqué dans l’appartement. Akhilesh la suivait, l’air singulièrement navré. Ou fatigué, peut-être. Voire un mélange des deux. Les deux vinrent s’asseoir sur le canapé sans attendre d’invitation. Judy se chargea de préparer le thé, Bélis s’occupa de servir du whisky.

Une petite collation plus tard, Judy demanda finalement à Akhilesh :

-   Alors, que nous vaut l’honneur de votre visite ?

L’Indien répondit par un grognement. Elle se tourna alors vers Nora :

-   Qu’est-ce que vous venez faire dans le coin ?

-   Eh bien, Akhilesh est allé au Charing Cross Hospital, pour voir ce que tu lui avais demandé. J’en ai profité pour acheter certains trucs pour le zeppelin. Je l’ai récupéré ensuite, et comme on était dans le coin, on s’est dit qu’on allait tout de suite venir vous voir.

L’Indien grogna encore pour la forme, puis se décida à partager ses découvertes :

-   Ces corps n’ont pas été saignés. Ils ont été tués de manière beaucoup plus… cruelle. Et subtile.

-   Tu as découvert quelque chose ?

-   Sur deux plans, médical et magique. Je commence par le médical : les nerfs de vos cadavres ont été très sérieusement endommagés. Ce n’est bien sûr pas visible au premier abord, et il a fallu chercher au niveau de la colonne vertébrale pour le constater. Je vous passe les détails. Les nerfs étaient abîmés, voire sectionnés. Je pense que c’est de ça qu’il est mort. Ca, ou de douleur, simplement.

-   De douleur ? s’exclamèrent Judy et Bélis avec un ensemble parfait.

-   Vous n’êtes pas sourdes. Avant de mourir, ils ont souffert ce que vous ne pouvez même pas imaginer. Ni moi, d’ailleurs.  

-   Hum, oui… Et sinon, qu’est-ce que tu as découvert ? encouragea Nora.

-   D’un point de vue magique… je n’ai jamais vu ça.

-   Il y en avait, ou il y en avait pas ? s’impatienta Bélis.

-   Il y avait des traces de magie. Et des traces très importantes. Je dirais que la personne qui les a tués est vraiment très puissante.

-   Puissante comment ?

-   Plus que toi, mais c’est facile, que moi, et… pardonnez-moi ce côté mélodramatique, plus que n’importe quel humain sur cette Terre.

-   Est-ce que tu es en train de dire…

-   Ils ont été tués par un non-humain extrêmement puissant, par un moyen en partie magique également extrêmement puissant, et ils sont morts dans d’atroces souffrances. Ca te va ?

Les trois femmes présentes le regardèrent avec des yeux comme des soucoupes. Bélis fut la première à retrouver la parole :

-   Des non-humains très puissants ? Mais… ça va poser problème, ça, non ? Je veux dire, Comment on va faire pour l’arrêter ? C’est pas comme si ça se laissait faire, ce genre de personnes !

-   Je ne crois pas, répondit Akhilesh. Pour laisser autant de résidus de sa présence sur les corps, il doit être vraiment très, très puissant. La magie se dissipe très rapidement. Une partie de cette magie ne portait pas de « signature » et devait certainement appartenir à celui qui les a tués, mais pour le reste, il s’agit bel et bien de « restes » qui se sont accrochés au corps et n’ont pas eu le temps encore de disparaître. Ce qui veut dire que si vous tentez de l’arrêter, il pourra vous éliminer d’un geste. Sans même cesser de boire son café.

-   On a compris le message, merci.

Après encore quelques banalités beaucoup plus rassurantes, Akhilesh et Nora prirent congé, l’un parce qu’il était fatigué après ses investigations chirurgicales, l’autre parce qu’elle devait encore préparer le vol du lendemain. Judy médita sur les nouvelles informations, sans vraiment savoir où les caser, jusqu’à ce que Bélis lui demande :

-   Dis voir… Sky avait pas parlé d’un changeforme félin ?

-   Si, enfin son information n’était pas très sûr, mais c’est ce qu’il pensait.

-   D’après ce qu’il a dit, ça ressemble pas vraiment à quelque chose qu’un chat aurait pu faire. J’veux dire, tout le monde dit que les félins sont des brutes. Alors il les aurait déchiquetés. Mais pas quelque chose comme ça.

-   Je vois ce que tu veux dire.

-   Tu crois que ça a à voir avec ce qu’il nous a dit, le prêtre ? Que ça serait un ange ou un démon qui les aurait tués ?

-   Les anges et les démons n’existent pas. Enfin je crois. En tous cas, pas sur Terre. On n’en a jamais vu, pas vrai ?

-   Et le prêtre a dit que ça existait pas. Alors si on peut plus croire les anglicans, où on va ?

-   Ca te va bien de dire ça, catholique !

-   Droit dans le mur, je te le dis.

Judy haussa les épaules. Ces Irlandais, pas moyen de les raisonner !