Sweet Dreams

Chapitre 9

L’affaire connut un rebondissement deux jours plus tard. Judy et Bélis avaient bien essayé de trouver un non-humain d’une puissance magique hors du commun, mais comment les reconnaître quand soi-même, on n’a aucun pouvoir, ni aucune sensibilité magique ? D’un autre côté, elles cherchaient qui pouvait être ce mystérieux et supposé changeforme félin très gracieux. Mais sans aucune description sinon justement ce côté félin, elles n’étaient pas vraiment avancées… Après tout, ce n’était pas très difficile de cacher une nature non-humaine, il suffisait d’un costume approprié pour cacher ailes, queue, oreilles, et que savaient-elles encore ? Il était même possible de payer un chirurgien malhonnête et pas trop regardant pour retirer ces parties encombrantes, et ainsi être totalement impossibles à repérer. Alors rien qu’en se basant sur la grâce et la souplesse du suspect, il était plutôt difficile de dénicher le bon. Elles ne pouvaient quand même pas interroger tous les danseurs, contorsionnistes, gymnastes, etc, etc… qui pullulaient à Londres, elles en auraient eu pour des années. Pour corser encore les choses, certains artistes des rues prenaient un malin plaisir à se déguiser en animaux pour jouer des saynètes qui amusaient le public. Autant dire qu’armées d’aussi peu d’informations, les deux détectives étaient bien mal parties…

Alors qu’une de leurs tentatives de trouver le (ou la, les criminelles existaient aussi, après tout !) changeforme inconnu(e) ait une fois de plus tourné court. Le gamin qu’elles avaient tenté d’interroger avait fondu en larmes à la première question, et elles avaient passé plus de temps à le consoler qu’à vraiment enquêter. En plus, il était parfaitement humain, et uniquement déguisé en chat dans le cadre d’une pièce de théâtre amateur qui avait lieu sur la place voisine. D’être ainsi passées pour des incapables auprès des gens présents ne les avait pas vraiment mises de bonne humeur, et c’est d’un geste brusque que Judy avait décacheté l’unique lettre au courrier pour la survoler vaguement. Et aussitôt la relire, toute son attention retenue par l’inscription élégante sur un papier qui devait coûter aussi cher à la feuille que la moitié de sa garde-robe. Elle courut la montrer à Bélis, pour que la semi-nymphe confirme que non, elle ne devenait pas sénile, et que oui, elles avaient bel et bien reçu une lettre d’un Lord. Un Lord. Un vrai Lord. Qui leur envoyait la missive suivante :

 

Lord et Lady Stocker

Ont le plaisir de vous convier au

Grand Bal d’Hiver

Donné en leur demeure

A 20h en ce jour de *****

 

Suivait l’adresse, une adresse très prestigieuse dans le quartier de Belgravia. Elles mirent bien dix minutes à se persuader que oui, cette invitation leur était bien destinée. Leur logeuse, Mrs Thatcher, le leur confirma, on l’avait déposée pour elle, même si elle se demandait bien qui pouvait inviter des péronnelles comme elles, de vraies dévergondées, enfin, le monde ne tournait plus très rond depuis un certain temps… Bélis remarqua également que « Kaelan Stocker », c’était un nom irlandais, et qu’un Lord irlandais ne pouvait pas être une mauvaise chose. Judy la reprit : tout le monde avait entendu parler de Lord Stocker, l’un des nobliaux de Londres les plus appréciés de sa Majesté. Il devait être comme beaucoup de lords : purement anglais, parfaitement ennuyeux, certainement d’un certain âge, et sans aucun sens de l’humour. Mais bon, c’était tout de même un Lord !

Elles annoncèrent la nouvelle à Menthe, qui venait de rentrer de son travail : l’invitation était bel et bien libellée à leurs noms, à toutes les trois, elle était également conviée à se joindre à la fête. Restait donc à savoir ce que pouvait bien cacher cette invitation venant de quelqu’un qu’elles ne connaissaient que de nom et qui normalement n’était pas censé savoir qu’elles existaient. Pourquoi un Lord ? Pourquoi les inviter à une fête, et pas simplement les faire convoquer ? Et que mettre pour ne pas passer pour des souillons ? On n’allait pas tous les jours à Belgravia, après tout ! Ni chez un Lord ! (Menthe tenta d’étrangler Judy quand elle prononça le mot Lord une cinquantaine de fois de trop).

 

C’est ainsi que, le lendemain soir, deux détectives et une mécanicienne très apprêtées se présentèrent à l’adresse indiquée sur l’invitation. Etant conviées dans un endroit très prestigieux, elles avaient bien sûr sorti leurs plus jolies robes. Judy arborait ainsi une robe noire fermée à l’avant par un lacet sur un chemisier blanc. Le haut de la robe dénudait ses épaules, et de larges manches, blanches également, y étaient attachées.  La jupe s’ouvrait sur plusieurs rangées de volants blancs, et formait une traîne modeste. Autour de sa taille s’enroulaient une ceinture fermée par une boucle argentée, et un drapé rouge couvrait ses hanches, sa fidèle montre cachée dans ses plis. Bélis, elle, avait opté pour une robe verte, qui dénudait également les épaules. Le taffetas qui ornait l’ourlet de son corsage enserrait également ses bras, et elle portait de hauts gants blancs. Une jupe du même tissu était jetée par-dessus des jupons de dentelle blanche, et drapée sur les deux côtés, fixée au corset. Pour l’occasion, la semi-nymphe avait même fait l’effort de lisser ses cheveux et de les attacher avec diverses épingles. Quant à Menthe, cela faisait des années qu’elle refusait de mettre tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une robe. Elle s’était donc présentée arborant un smoking, avec haut-de-forme, cape, cane, chemise à jabot, et chaussures masculines. Elle avait simplement remplacé le gilet par un corset d’un vert aussi éclatant que la robe de Bélis.

Cet équipage gravit les marches imposantes qui menaient à la non moins impressionnante demeure de Lord et Lady Stocker. A la porte, un laquais en grande tenue les toisa un bon moment avant de daigner regarder leur invitation, et de les annoncer. Un certain nombre de têtes se tournèrent vers elles, intriguées par cette invasion du bas-peuple   dans la bonne société. Judy et Bélis rougirent, Menthe se contenta de lever le menton comme un signe de défi, et d’avancer dans le grand salon. Ses deux amies s’empressèrent de la suivre. Mais l’une comme l’autre se demandait ce qu’elles pouvaient bien faire là, et pourquoi on les avait invitées, elles. Malgré des heures de réflexion la veille, elles n’avaient pas trouvé de réponse satisfaisante. Alors elles étaient venues chercher le fin mot de l’hsitoire.

Alors qu’elles hésitaient entre se saouler au champagne que d’autres laquais en livrée proposaient aux invités, et fuir à toutes jambes au risque de se prendre les pieds dans les ourlets des robes, un homme s’approcha de leur groupe. A la manière dont il s’adressait aux différentes personnes, et surtout à la manière dont elles s’adressaient à lui, elles comprirent vite qu’il s’agissait du propriétaire des lieux. Tandis qu’il s’entretenait avec trois ladies, elles le détaillèrent : grand, mince et bien sanglé dans son costume hors de prix (semblable à celui de Menthe, mais de bien meilleure qualité, et un gilet rouge sang plutôt qu’un corset), des cheveux noirs mi-longs coiffés selon la dernière mode, un collier de barbe impeccablement taillé, des lunettes cerclées de métal, et un nuage de taches de rousseur sur les pommettes. Un homme très séduisant, avec beaucoup de prestance. Certainement Lord Stocker, l’un des lords les plus influents de Londres en cette époque. Et pas du tout le modèle de lord anglais qu’elles connaissaient.

Arrivé devant elles, il les salua aimablement, et elles lui rendirent son salut. Il leur dit, avec un demi-sourire :

-   Permettez-moi de me présenter : je suis Lord Kaelan Stocker. Vous devez être miss Lynch, Thayer et MacLennane. Mais… hélas, je n’ai pas l’heur de vous connaître, et… je ne sais pas qui est qui. Veuillez pardonner ma grossièreté, mon but n’est pas de vous offenser.

-   Nous ne sommes pas offensées. Je suis Judy Lynch, et voici Bélis MacLennane et Menthe Thayer.

-   Je suis enchanté de vous rencontrer.

-   Si je puis me permettre… nous sommes ravies d’être ici, vraiment, mais… pourquoi nous avez-vous invitées ?

-   C’est vrai, on vous connait pas… Enfin si, on vous connaît de nom, bien sûr, mais vous nous connaissez pas… ajouta Bélis.

-   Pas personnellement, en effet, répondit Lord Kaelan, visiblement peu troublé par la familiarité dont faisait preuve la semi-nymphe. Mais on m’a parlé de vous, de votre enquête également, et j’avoue que je suis assez curieux.

-   Pardonnez-moi, encore une fois, de vous demander cela, reprit Judy, mais comment savez-vous sur quoi nous enquêtons ?

-   Je suis un ami de longue date de Mrs Colman. C’est elle qui m’a parlé de vous, et de ce qu’elle et son époux vous avaient chargé de faire. J’avoue que cela m’a intrigué, mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion de vous contacter autrement. Et en journée, vous devez travailler, non ?

Judy acquiesça. Ce Lord était définitivement bien étrange.

-    D’ailleurs, continua-t-il, je souhaiterais vous présenter quelqu’un.

Il les invita à le suivre, et les guida à travers la foule, échangeant quelques mots aimables avec les différentes personnes qu’il croisait. Il s’arrêta finalement près d’une jeune femme qui discutait avec quelques autres. Quand elle se tourna vers lui, il lui présenta les trois détectives, puis leur annonça :

-   Voici Fredericke Hild, ma maîtresse. Elle-même mène une enquête, sur un plan différent, bien sûr, mais je suis sûr qu’elle sera très intéressée par la vôtre.

Il fut accaparé par une autre de ses invitées qui voulait ab-so-lu-ment lui parler de quelque chose de très important, et il laissa les quatre femmes en tête-à-tête. Judy était intriguée par cette lady, qui était certes très belle, avec de longs cheveux noirs, plus longs encore que les siens, coiffés d’une manière étrange, son teint pâle, et des yeux étonnamment rouges, d’un rouge sang, profond. Elle portait une magnifique robe noire, très compliquée, toute en satin et dentelles, ornée ça et là de symboles bleus. Et elle avait un long poignard dans son fourreau sur la hanche. Il émanait d’elle un charisme indéniable et très puissant, et Judy pensa fugitivement qu’il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle tombe éperdument amoureuse de cette femme. Bélis, elle, n’avait pas l’air vraiment rassurée, et faisait de son mieux pour se glisser en retrait de ses amies sans se faire remarquer. Menthe, elle, avait l’air de s’ennuyer profondément, et ne regardait que l’arme.

La jeune femme les examina elle aussi, avant de demander :

-   Alors, est-ce vous qui enquêtez sur les morts qui ont été retrouvés en ville ?

Elle avait un accent légèrement marqué, probablement germanique, et une voix qui devait suffire pour que tous les hommes se jettent à ses pieds.

-   En effet, madame.

-   Appelez-moi Fredericke. Cela sera plus simple. Kaelan m’a parlé de votre enquête, et j’aimerais en savoir plus.

-   Que voudriez-vous savoir ?

-   Tout ce que vous savez.

Une fois de plus, Judy résuma leurs découvertes, depuis les premiers indices de Saule Driftwood, jusqu’à ce qu’Akhilesh leur avait révélé, et également la possible présence d’un changeforme félin, et la mention faite par le père David d’anges et de démons. Fredericke les écouta sans un mot. A la fin du récit, elle acquiesca, et demanda :

-   Avez-vous déjà eu à vous occuper d’affaires de drogue ?

La question surprit Judy, mais elle répondit néanmoins :

-   Cela nous est déjà arrivé, oui. Puis-je vous demander pourquoi ?

-   Vous devriez vous intéresser au sujet. Renseignez-vous sur ce qui a du succès en ce moment.

-   C’est pas de refus, mais pourquoi ? demanda Bélis.

-   Son ingrédient principal est fort intéressant.

-   Vous parlez d’une drogue précise, là, remarqua Menthe.

-   Quel est cet ingrédient ?

Judy était très intriguée par cette histoire de drogue sortie de nulle part. Fredericke répondit simplement :

-   Du sang.

Et elle s’excusa, les laissant en plan pour aller rejoindre Lord Kaelan, les laissant digérer l’horrible nouvelle. De la drogue faite avec du sang… Judy rafla trois coupes de champagne sur le plateau qu’on lui proposait justement, et elles les burent d’un coup.