Sweet Dreams

Chapitre 11

Afin de s’assurer que Judy et Bélis ne sortiraient pas enquêter et marcher sur les plates-bandes de ses constables, Postlethwaite fit poster un constable devant chez elle, pour surveiller leurs allées et venues. Mal lui en prit, le pauvre hérita d’un coup de clé à molette sur le crâne après avoir tenté d’empêcher Menthe de « partir mener des investigations » alors qu’elle partait travailler. Judy et Bélis se dirent qu’elles auraient pu le prévenir, mais la surveillance dont elles faisaient l’objet leur portait sur les nerfs. C’était peut-être une vengeance mesquine contre quelqu’un qui n’y pouvait rien, mais enfin, elles étaient presque cloîtrées chez elles, et au moins un des hommes de Postel les suivait dès qu’elles mettaient le pied dehors. Ca en devenait pénible. Judy en était au point de penser que peut-être le superintendant avait raison, qu’elle n’était pas vraiment faite pour le travail de détective, et qu’elle devrait peut-être se trouver quelque chose d’autre à faire, un métier plus facile qui ne la mettrait pas en présence de Scotland Yard, comme couturière à domicile, livreuse de petits pains, ou vendeuse de fleurs. Bélis balaya toutes ces bonnes idées en arguant que les crimes et les enquêtes collaient à Judy comme Ravel quand il voulait qu’on l’invite à déjeuner. Si elle optait pour ces carrières, nul doute qu’on trouverait un mort portant les vêtements qu’elle avait cousus, un empoisonnement aux petits pains, ou un cadavre dans les chrysanthèmes. Non, il valait mieux qu’elle n’écoute pas les sottises du superintendant, et qu’elle se focalise sur l’enquête qui, malgré tout, était toujours en cours, Bélis ayant pris soin d’intercepter le télégramme disant à Mrs Colman que Judy abandonnait tout. S’ensuivit une courte bataille de coussins lancés qui s’acheva quand Bélis menaça de commencer à lancer les bibelots.

Elles résolurent de trouver un moyen de filer au nez et à la barbe de ceux qui les surveillaient. Plus facile à dire qu’à faire, bien sûr, elles n’étaient pas d’une agilité folle, et passer par les toits aurait pu se révéler risqué. Alors qu’elles se demandaient comment s’évader (creuser un tunnel dans la cave aurait été un brin audacieux, surtout avec une logeuse maniaque), on frappa à la porte. Des coups violents. Le genre que seules une urgence ou la police peuvent provoquer. Après avoir hésité une seconde entre se rendre et s’échapper par la fenêtre, Bélis alla ouvrir. Pour se retrouver face à Fredericke, l’épée à la main. Elle recula immédiatement dans l’appartement, de peur d’être débitée en tranches, et l’Allemande suivit. Elle regarda les deux filles visiblement effrayées, puis son épée, et la rengaina. Sans y être invitée, elle vint s’asseoir, et leur fit signe de faire de même ; elles obéirent sans discuter. Elle annonça alors :

-   J’ai besoin de votre aide, ce soir.

-   Notre aide ? Pourquoi ? demanda Judy.

-   Pour mon enquête.

-   Je suis désolée, m’dame, mais on a plus le droit d’enquêter… objecta Bélis.

-   Stupidités ! J’ai besoin de vous, et vous allez m’aider.

-   Pas le choix, quoi… marmonna Judy. Et comment vous comptez faire pour le cerbère en bas ?

-   Je m’en suis déjà occupée. Il ne se réveillera pas avant quelques bonnes heures, nous avons le temps.

-   Et… qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?

-   Je dois trouver ceux qui fabriquent cette drogue, et les stopper. Mais je ne connais pas ce milieu. Il faut donc que vous m’aidiez et que vous me guidiez.

-   Vous y allez un peu fort… Connaître ce milieu, hein, on est pas des voyoutes ! s’exclama Bélis. Et puis, comment on saurait où aller, et qui chercher exactement ?

-   Vous connaissez déjà mieux que moi les lieux. Et puis, j’ai des noms. J’ai besoin de votre aide pour les trouver. Ensuite, je m’en occupe.

-   On a le choix ?

-   Pas vraiment. Je vous emmène, ou je vous assomme et je vous emmène. Vous avez ces choix-là.

-   Bon, nous venons avec vous. Mais par pitié, pas trop de bagarre.

-   Ca ne dépendra pas de moi.

Judy et Bélis se drapèrent dans des manteaux noirs, la nuit étant bien froide et la discrétion de mise. Elles suivirent Fredericke à l’extérieur, et constatèrent qu’en effet, le constable était assis au pied d’un réverbère, visiblement inconscient. L’Allemande leur mentionna qu’il n’allait pas mourir de froid, et qu’elles feraient mieux de se dépêcher, elles n’avaient pas toute la nuit. Elles filèrent donc vers l’est. Au bout d’un moment, Judy demanda à Fredericke ce qu’elle avait comme nom qui pourrait l’aider dans sa chasse, elle répondit :

-   Un certain Samuel. Il est proxénète.

-   Nous connaissons un Samuel, qui… héberge des jeunes gens et qui les protège en échange d’un peu d’argent.

-   On appelle ça un proxénète, oui. Conduisez-moi à lui.

Elles firent donc tout le trajet jusqu’au quartier de Whitechapel à pied, un fiacre aurait été beaucoup trop bruyant et remarquable. Dans Cecil Street, elles refrappèrent à la même porte que quelques jours plus tôt, et furent accueillies par le même portier que la dernière fois. En les voyant, il voulut refermer, mais Fredericke ne le laissa pas faire, et poussa le battant, qui alla heurter le mur. Elle demanda à voir Samuel, d’un ton qui n’admettait pas la réplique. Quelques secondes plus tard, elles se retrouvèrent dans le bureau au bout du couloir. L’homme à la chevelure rousse les regarda, surpris, mais ne perdit néanmoins pas son sens de la galanterie et les invita à s’asseoir. Invitation que Fredericke rejeta aussitôt. Elle attaqua sans préambule :

-   Je sais que certains de vos petits protégés se droguent. Je veux l’adresse de leur fournisseur. Et je la veux maintenant.

-   De deux choses, répondit Samuel, comment savez-vous qu’ils se droguent, et qu’est-ce qui vous fait penser que je suis au courant de quoi que ce soit ?

-   Vous savez absolument tout sur la vie de vos pensionnaires. Qui ils fréquentent. Où ils travaillent. Qui la police a à l’œil. Jusqu’à la couleur des chaussettes du superintendant. Vous ne me ferez pas croire que vous ne savez pas quelque chose d’aussi évident que ça.

-   Bon, vous avez répondu à la seconde question. Et la première ?

-   Ca ne vous regarde pas. Dites-moi où se trouve leur fournisseur.

-   Dans les caves. Ou quelque part par là. Sous le niveau du sol, peut-être dans les égouts. Il faudra chercher.

-   Vous n’avez rien de mieux ?

-   Je vais vous confier un de mes protégés. Je compte sur vous pour qu’il revienne entier. Veuillez m’attendre.

Il quitta le bureau à grands pas, laissant Judy et Bélis attendre en contemplant le plafond, et Fredericke taper du pied sur le plancher avec impatience. Samuel revint quelques minutes plus tard, et les deux détectives bondirent sur leurs pieds avec un bel ensemble. Judy la première sauta sur le nouveau venu et cria :

-   C’est pas vrai ! Ne me dis pas que tu te drogues !

-   Il paraît que ce n’est pas bien de mentir aux dames, répondit l’interpelé. Pour être aussitôt après frappé par le sac de Bélis, heureusement vide de brique cette fois-ci. Tandis qu’elle le secouait avec énergie et qu’il faisait de son mieux pour se libérer d’elle, Judy se tourna vers Samuel, plutôt en colère, et demanda :

-   Pourquoi vous ne nous avez jamais dit que Sky se droguait ?

-   Ce ne sont pas mes affaires, jeune fille, répondit Samuel, parfaitement calme. Ce n’est pas à moi de vous raconter ce genre de choses. S’il ne vous l’a pas dit, c’est peut-être qu’il avait ses raisons. Ou peur de vos réactions. Ou de celles de votre cerbère.

Fredericke regardait Bélis qui était à présent occupée à tenter d’étrangler Sky en lui hurlant des insultes qu’heureusement personne ne comprenait. Judy finit par la faire lâcher, et Samuel remarqua :

-   Vous savez, ce n’est qu’une suggestion, mais cela pourrait vous être utile de ne pas le tuer tout de suite… Quant à vous, madame, j’ose espérer que vous veillerez sur Sky et les deux petites.

-   N’ayez crainte. Je vous revaudrai ça un jour.

Elle tourna les talons et sortit de la pièce, tirant Sky par le bras. Judy et Bélis saluèrent Samuel et coururent derrière elle. Dehors, Fredericke ordonna au garçon de la conduire jusqu’à l’endroit où se cachait son fournisseur. Il commença par refuser, arguant qu’il ne pouvait pas se couper de sa source, et également qu’il ne voulait pas être à l’origine d’une bagarre qui pouvait mal tourner. La lame de l’épée sur sa gorge le fit bien vite changer d’avis. En grognant et grommelant tout ce qu’il savait, il leur fit remonter Whitechapel Road sur une bonne distance, avant d’obliquer tout à coup vers le fleuve. Le petit groupe se faufila de ruelles obscures en allées sombres, et échoua finalement devant une petite porte en bois à moitié pourrie, qui fermait mal une cave vide. Pourtant, il entra sans hésiter, entraînant les trois femmes à sa suite, et alluma une lampe.

La cave était aussi dépouillée et lépreuse qu’on aurait pu l’attendre d’une cave situé à quelques centaines de mètres du fleuve, dans un quartier mal famé, et sans porte. Il n’y avait rien du tout… à part une ouverture dans l’angle le plus loin de l’entrée, invisible dans l’obscurité et le mauvais état des murs. Derrière, il y avait une sorte de couloir, presque une galerie, si basse qu’ils devaient marcher courbés pour ne pas se cogner. Le boyau courait sur quelques dizaines de mètres, puis débouchait sur un escalier, lui aussi très étroit, et dont on ne voyait pas le bas. L’un derrière l’autre, ils descendirent. Il faisait humide et très froid, ils devaient être de plus en plus proche de la Tamise. Si ça continuait, ils allaient se retrouver sous le fleuve.

Enfin, ils arrivèrent au pied des marches. Les parois laissèrent la place à de la brique, ils étaient visiblement dans une très vieille cave, qu’on avait tenté de condamner pour construire au-dessus. Et elle était visiblement occupée ; la porte flambant neuve qui barrait le fond du passage. Sans hésiter, Sky y frappa, et marmonna quelque chose qui pouvait être un mot de passe, ou « j’ai amené des filles », Judy ne savait pas trop. Quoi qu’il en soit, la porte s’ouvrit, et Sky entra. Elles le suivirent, pas le choix.

Aussitôt entrée, Fredericke poussa le gamin contre le mur et s’avança, l’épée dégainée. Elle jeta un regard sur les gens qui étaient présents, une belle brochette de voyous et de traînées d’après l’avis éclairé de Judy, puis leva la main gauche. Il y eut une lumière aveuglante, si puissante qu’elle obligea Judy, Bélis et Sky à se cacher les yeux. Quand ils purent à nouveau regarder, toutes les personnes présentes étaient immobiles, y compris ceux qui venaient sur eux, se contentant de rester plantées là, le bras levé en un geste menaçant, mais rigides comme des statues. Fredericke marcha vers celui qui semblait être le chef (celui qui portait le costume le plus voyant, et la montre la plus chère). Les trois autres se contentaient de regarder, un brin effrayés par tout ce qui se passait, et à quoi ils ne comprenaient rien. Ils la virent effectuer un geste un brin compliqué qui devait impliquer plus de doigts qu’une main en contient normalement, et l’autre s’affaissa comme une poupée de chiffons. Elle le releva par le col et demanda d’une voix glaciale :

-   Valley, rat des rues, infâme vermine, est-ce ici qu’est produite la drogue qu’on appelle Sweet Dreams ?

-   Qu’est-ce que ça peut vous faire, morue ?

Elle le gifla, sans aucune colère, presque avec détachement, et répéta la question. Malheureusement pour lui, il répondit par une insulte. Il y eut un reflet rapide, un grand jet de sang, et l’oreille du voyou tomba par terre. Suivie par le voyou quand Fredericke le lâcha. Il resta à ses pieds à se tordre de douleur en essayant d’étancher le sang qui coulait. Elle le poussa de la pointe de sa chaussure et demanda, encore une fois.

-   Où est produite la drogue, le Sweet Dreams ? Si tu ne me le dis pas, Valley, je vais te faire encore plus mal. Tu n’auras plus assez de doigts pour compter ceux que je t’ai coupés. Et si ça ne suffit pas, je m’attaque à plus vital.

Comme il se contentait de couiner, elle le poussa légèrement de la pointe de son épée, provoquant un nouveau cri de douleur. Elle reposa sa question une troisième fois, et sa voix était assez glaciale pour geler tout Londres d’un seul coup. Elle levait déjà son épée pour mettre à exécution sa menace digitale, quand une nouvelle voix s’éleva, et on sentait le sourire dans cette voix :

-   Le Sweet Dreams n’est pas produit ici. Nous ne faisons que le distribuer aux nécessiteux contre monnaie sonnante et trébuchante.

Ils se tournèrent tous vers d’où elle venait, cette voix souriante, même Fredericke qui ne s’attendait pas à ça (Valley se contenta de relever légèrement la tête). Le coin de la pièce d’où elle venait était très sombre, et ils virent d’abord la petite flamme d’une allumette qu’on allumait. La petite lueur monta, rencontra l’extrémité d’une cigarette, qu’elle alluma. Le point incandescent disparut dans la fumée rejetée.  Enfin, le nouveau venu s’avança vers une zone un peu plus éclairée, d’un pas tranquille comme si quatre personnes n’avaient pas envahi leur repaire et paralysé tout le monde pour torturer leur chef. Etrange créature que celle-ci. Difficile de dire s’il s’agissait un homme ou d’une femme. La silhouette fine aurait pu être masculine ou féminine, et la veste en cuir et la chemise sans manches,  le pantalon coupé aux genoux et les bottes de cuir auraient pu appartenir aux deux sexes indifféremment. Les cheveux cuivrés étaient soigneusement plaqués en arrière, dégageant un visage aux traits androgynes et au nez en pointe, où brillaient des yeux dorés. Et il (ou elle ?) tenait la cigarette négligemment entre deux doigts, tirant une bouffée de tabac de temps à autre. Elle (ou il ?) n’avait pas du tout l’air effrayé par cette intrusion, et n’avait en fait pas du tout l’air paralysé par le sortilège de Fredericke. Celle-ci se tourna vers l’intrus, et laissa tomber :

-   Je suis surprise de voir quelqu’un comme vous ici. Dans un endroit pareil, avec des gens pareils.

-   Que voulez-vous ? On me paye, je fournis mon aide.

La voix était toujours amusée, presque railleuse. Ce qui ne paraissait pas vraiment du goût de l’Allemande…

-   Vous ne faites ça que pour de l’argent ? Je n’aurais pas pensé ça. Vous avez juré de…

-   Allons, allons, madame. N’allons pas révéler des secrets à des gens qui n’ont pas à les connaître. Tout ceci ferait mieux de rester entre vous et moi.

Fredericke leva les yeux au ciel, visiblement navrée. Tournant le dos à l’autre, elle reprit son épée et entreprit de la nettoyer, prenant visiblement son temps. Judy, Bélis et Sky, toujours réfugiés près de l’entrée, regardaient la confrontation sans oser s’en mêler. Trop de forces en présence, peut-être.

Enfin, quand elle jugea la lame propre, elle revint à son adversaire. Qui n’avait pas bronché et affichait toujours le même petit sourire. L’Allemande soupira et demanda :

-   Qu’est-ce que vous voulez ?

-   Moi ? Juste que vous arrêtiez de découper mon chef en petites tranches, et que vous débarrassiez le plancher.

-   Ce n’est pas ce que je demande.

-   Alors que demandiez-vous ?

-   Qu’est-ce que vous faites ici ?

-   Je gagne de l’argent à la sueur de mon front, comme tout le monde. On n’a rien sans rien dans ce monde cruel, savez-vous ?

Cette fois-ci, Fredericke soupira, un soupir qui voulait dire que les remarques de cette étrange créature la navraient au-delà du possible.

-   Nous ne pouvons pas discuter ici. Pas avec ces…

-   Je vous comprends. Pourquoi ne pas nous retrouver plus tard ? Nous pourrions discuter, autour d’un thé, peut-être, et savoir ce que nous voulons, n’est-ce pas ?

-   Avec plaisir.

-   Bien, maintenant, pourriez-vous libérer mon chef et nos associés, que je puisse négocier que personne ne tente de tuer personne, et que chacun y trouve son compte ?

-   Bien.

D’un nouveau geste complexe, Fredericke rendit leur liberté de mouvement à ses captifs. L’étrange créature se rendit aux côtés de Valley, et l’aida à se lever et à presser un chiffon sur sa blessure pour étancher le sang. Quelques mots murmurés furent échangés, sur un ton toutefois assez sec, mais ce n’était pas très étonnant pour quelqu’un qui venait de se faire amputer d’une oreille. Néanmoins, personne ne vint s’interposer quand Fredericke tourna les talons et se dirigea vers la porte. Judy, Bélis et Sky étaient déjà dans le couloir, quand elle se retourna et demanda :

-   Comment vous trouver ?

-   Facile. Revenez ici, et demandez Bélial.