Sweet Dreams

Chapitre 13

Judy sauta littéralement en marche une fois dans Whitechapel. Bélis descendit plus tranquillement, et fut étonnée de voir Bélial les suivre, toujours souriant. Quand elle lui demanda pourquoi, il répondit qu’il était simplement très curieux. Ils suivirent donc Judy au pas de course, jusqu’à la maison de Samuel. Là, la détective tambourina à la porte jusqu’à ce que le portier se décide à lui ouvrir. Visiblement, il était assez agacé d’être dérangé en plein jour, alors qu’il devait certainement dormir, mais Judy ne lui laissa pas le temps de protester ou de dire quoi que ce soit, et elle entra en coup de vent pour monter les escaliers quatre à quatre. Bélial et Bélis la suivirent, sans rencontrer aucune opposition, l’autre ayant visiblement décidé qu’il était plus simple de les laisser faire leurs petites affaires que de venir s’interposer.

A en juger par le coup de pied qui ouvrit la porte, Judy n’était vraiment pas de bonne humeur. Elle entra dans la chambre comme une furie, plongea vers la silhouette sans défense enfouie sous ses couvertures, et la secoua comme un prunier. Le premier réflexe de Sky fut de se protéger des coups, mais comme ils ne venaient pas, et que Judy se contentait de le fusiller du regard, il baissa les bras. Bélis et Judy entrèrent dans la chambre et fermèrent la porte derrière eux, histoire que personne dans les chambres voisines ne vienne voir ce qui se passait. Finalement, Sky réussit à se dépêtrer de la détective, et s’assit dans le lit, visiblement très étonné par ce débarquement vindicatif dans sa chambre. Judy se mit au pied du lit, toujours en colère. Bélis et Bélial se trouvèrent des chaises et s’installèrent pour regarder le spectacle. Comme personne ne parlait, Sky finit par demander :

-   Qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème ?

-   TU as un problème, visiblement !

La voix de Judy claqua comme le fouet de l’autorité menaçante, et ses yeux lançaient des flammes qui, d’après Bélial, n’avaient rien à envier à celles de l’Enfer. Sky tenta de se faire plus petit, sans résultats. Il demanda alors, d’une petite voix :

-   Qu’est-ce que j’ai fait ?

-   Tu prends une drogue qui est mortelle, voilà ce que tu as fait !

-   Mortelle ? Bon, elle rend dépendant, mais pas davantage…

-   Attends que je te révèle ce que nous avons appris…

Et elle lui raconta tout sur le Sweet Dreams. Au fur et à mesure qu’elle parlait, Sky pâlissait. Quand elle eut fini, il était blanc comme neige, à tel point qu’elle se demanda s’il n’allait pas tourner de l’œil. Mais elle n’en avait pas fini avec lui.

-   Il y a encore quelque chose que tu ne nous as pas dit.

-   Quelque chose… que je n’ai… pas dit ?

-   En effet. Mais peut-être que la présence de ce monsieur t’aidera à trouver ?

Le gamin tourna la tête vers le démon, qui souleva son chapeau pour le saluer. Ses yeux s’arrondirent considérablement, et il s’exclama :

-   Bélial ? Qu’est-ce que tu fais là ?

-   Seheiah… Il y avait longtemps… tu ne m’avais pas vu ?

-   Je n’ai pas fait attention. J’avais déjà une furie sur le dos, c’était suffisant.

-   Attends, attends, interrompit Judy. Il t’a appelé… Seiah ?

-   Seheiah. C’était… mon nom, autrefois.

-   Autrefois ? Attends, tu as peut-être vingt ans, pas plus !

-   Vingt ans ?

Il éclata de rire, mais il n’y avait aucune joie. A vrai dire, ça sonnait presque comme un cri.

-   Je suis bien plus vieux que tu ne le penses, détective.

Judy était contente de s’être assise, ou elle se serait peut-être à nouveau effondrée. Sky avait l’air infiniment triste, maintenant. Bélial et Bélis le regardaient en silence. Alors, il continua :

-   Bélial est un démon, vous le savez. Quant à moi… j’étais… enfin… Seheiah était mon nom d’ange. J’ai été déchu il y a bien longtemps, pour… des raisons qui ne regardent que moi. Et je suis devenu Sky.

-   Et pourquoi tu ne nous as pas rejoints ? demanda le démon. Tu aurais pu faire une belle carrière dans la maltraitance et le vol.

-   J’avais mes raisons. Il fallait que je reste sur Terre. C’est tout.

Personne ne répondit. Que le silence. Et deux paires d’yeux qui le fixaient comme s’il venait de révéler… Bon d’accord, il n’y avait rien à révéler de plus choquant. Avec un soupir, il retira sa chemise et leur tourna le dos. Ce qui fut accueilli par les exclamations habituelles de surprise et d’horreur, mais il en avait l’habitude. En travers de ses omoplates, il y avait deux cicatrices, à la fois de profondes entailles et de brûlures, longues de plus de vingt centimètres. Les plaies étaient très anciennes (elles dataient de plusieurs siècles !), mais les cicatrices étaient toujours aussi vives, la peau aussi abîmée autour des entailles, qui creusaient en profondeur dans la peau. Il les laissa regarder un moment, puis il se rhabilla, cachant les horribles marques. La colère de Judy était retombée, et elle ne savait plus trop quoi dire. Elle se sentait vraiment ridicule, à être venue pleurnicher autour du pauvre petit Sky qui n’avait pas tout raconté. Comme si elle avait la moindre idée de ce qu’il pouvait ressentir, et de ce qu’il avait souffert… Bélis, elle, demanda, d’un ton horrifié :

-   Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

-   Je vous l’ai dit. J’ai été déchu. On m’a privé de mes pouvoirs, on m’a arraché les ailes, et on a cautérisé les plaies. Voilà tout.

Le silence qui suivit fut très lourd et s’étira. Aucun ange ne passa ; le seul qui était présent était très occupé à fixer un point quelconque sur sa couverture. Judy digérait encore la nouvelle, Bélis ne savait plus trop quoi faire, Bélial se contentait de rire sous cape. Elles finirent par prendre congé sans autre forme de procès ; après tout, elles avaient transmis la nouvelle sur la drogue, elles ne pouvaient pas faire grand-chose de plus à part l’empêcher de dormir. Il valait mieux rentrer, maintenant. Bélial partit de son côté, finalement, et Judy et Bélis reprirent la route de Fleet Street. Plus d’aventures pour aujourd’hui, elles allaient rentrer, se reposer, et essayer de digérer toutes ces mauvaises nouvelles.

 

Deux jours plus tard, un nouveau corps fut découvert. Vide de sang, comme les autres. Il était installé sur l’un des bancs d’une des petites chapelles de la cathédrale Saint-Paul, comme s’il dormait. Le prêtre qui le trouva faillit faire une crise cardiaque quand il le trouva. Bien sûr, Scotland Yard fut sur  le coup immédiatement, envahissant l’édifice sacré, interrogeant tous ceux qui s’y trouvaient, et menant leur enquête du mieux qu’ils pouvaient dans un lieu fréquenté par des centaines de personnes chaque jour. Le détective Abberline fut envoyé sur les lieux, on pensait certainement que ses capacités d’observation et de déduction allaient lui permettre de résoudre l’affaire d’un seul coup.

Comme par hasard, Judy et Bélis se trouvaient de nouveau sur les lieux. Elles avaient voulu revenir, pour tenter d’élucider la série de chiffres qui se trouvaient sur le papier trouvé dans les affaires de Deirdre Colman, et voilà qu’elles se retrouvaient à nouveau sur le lieu d’un crime, accidentellement. Le superintendant Postlethwaite ne s’y laissa pas tromper, ou du moins c’est ce qu’il pensa, et il leur tomba dessus, leur criant après pour s’être une fois de plus faufilées sur une scène de crime alors qu’elles n’y étaient absolument pas autorisées. Tout le monde se tourna bien sûr vers eux pour savoir qui faisait autant de raffut. Alors qu’il allait entamer à nouveau le couplet sur les sales gamines qui se mêlaient de ce qui ne les regardaient pas, un prêtre vint lui demander de baisser le ton ; ils étaient dans une église, pas un tripot, et s’il comptait vraiment dire leurs quatre vérités à quelqu’un, les confessionnaux étaient libres. Judy eut la surprise de celui qui les avaient sauvées d’une nouvelle série d’insultes n’était autre que le père David. Après un sermon bien senti sur le comportement adéquat dans la maison de Dieu, de la tenue à avoir dans un lieu de culte, et également du respect à la gent féminine que devait montrer un gentleman, il ajouta que ces deux demoiselles étaient là pour l’une des messes basses qu’il allait donner, pas pour le cadavre, et que ce n’était vraiment pas galant de sa part de les accuser ainsi sans même leur laisser une chance de se défendre. Vaincu, le superintendant fit signe aux deux détectives de s’en aller, et retourna auprès de ses subordonnés, qui contemplaient toujours le corps sans oser s’en approcher. Le prêtre entraîna les deux jeunes filles avec lui, à l’écart des groupes de policiers et des curieux qui s’attroupaient sans oser s’approcher davantage. Une fois hors d’écoute, il demanda :

-   Qu’est-ce que vous faites ici, jeunes ladies ? Il me semble que vous n’êtes pas de ma paroisse…

-   Hum non… Et nous ne sommes pas vraiment venues pour la messe…

-   Ca tombe bien, je ne prononce pas vraiment de messe aujourd’hui, dit-il avec le sourire.

-   Mon père… c’est pas pécher de mentir ? demanda Bélis.

-   Eh bien… Dieu me pardonnera ce petit péché qui n’avait pour but que de tirer deux innocentes jeunes filles des griffes de ce rustre sans éducation, voyons.

Il reprit une expression un peu plus sérieuse, et, se tournant vers Judy :

-   Puis-je savoir ce que vous faites ici, au fait ? Etes-vous venues pour ce corps ?

-   Nous n’étions même pas au courant, mon père. Nous sommes venus pour vous parler.

-   Vraiment ? Me parler de quoi ?

Il leur fit signe de s’asseoir sur un des bancs, ce qu’ils firent tous les trois.

-   En fait, nous avons rencontré certains de vos… vos amis. Ils nous ont révélé un certain nombre de choses, et nous nous sommes dit que vous deviez être au courant.

-   Du calme, mon enfant. Je ne comprends pas grand-chose.

-   Nous avons rencontré… Des anges. Et des démons. Et comme vous nous aviez dit que Deirdre Colman vous avait posé des questions sur ce sujet… Nous nous sommes demandé ce que vous saviez, exactement.

David soupira, et passa la main dans ses cheveux.

-   A vrai dire… Je sais tout. La présence des anges et des démons, et ce qu’ils font pour rétablir l’équilibre.

-   Tous les ecclésiastiques sont-ils au courant ?

-   Seulement ceux qui ont une foi sans faille, et qui eux-mêmes se consacrent uniquement à aider leur prochain. Les autres, ceux qui ne pensent qu’à eux, ceux qui préfèrent l’argent et le confort au bien de leur prochain, ceux-là ne savent rien. Ils ne peuvent pas aider les autres. Ils ne feraient que nous gêner.

-   Mais… qui en juge ? Qui détermine qui est digne de les aider ?

Bélis était de plus en plus intriguée par cette histoire, qui avait de moins en moins de sens, apparemment.

-   Eh bien… Nous pourrions dire que c’est le  Seigneur lui-même.

-   Vous voulez dire… Dieu ?

-   Il paraît. Les anges disent que c’est lui qui donne les ordres, et qu’il leur demande de parler à certains humains, ou d’ailleurs des non-humains, pour qu’ils les aident. C’est ainsi qu’ils obtiennent des informations, et notre soutien.

-   Oh… C’est pour ça que la dame du salon de thé était de leur côté, comme a dit Bélial, remarqua Bélis. Ils lui avaient déjà parlé. Et peut-être qu’ils viennent chez elle pour se réunir ?

-   Vous parlez d’Artemis, n’est-ce pas ? En effet, elle est dans le secret depuis longtemps, et elle permet aux démons et aux anges, comme Bélial, de se retrouver chez elle en toute discrétion.

-   Comment le savez-vous, mon père ?

-   Artemis est ma femme, tout simplement.

Elles le regardèrent avec des yeux ronds.

-   Quoi ? vous ne saviez donc pas que les prêtres anglicans sont autorisés à se marier ? L’amour pour Dieu et l’amour pour une personne ne sont pas incompatible, vous savez.

Il souriait toujours. Judy regarda ses mains, et vit l’alliance qui brillait à son doigt. Après tout, pourquoi pas ? Bélis, elle, était assez amusée. Qu’un prêtre ait épousé une femme qui portait le nom d’une déesse grecque… Assez ironique. David les tira de leur réflexion en leur demandant :

-   Etait-ce là tout ce que vous vouliez me demander ?

-   Eh bien, répondit Judy, j’avais encore une petite question.

-   Je vous écoute.

Judy voulut l’interroger, mais Bélis la devança :

-   Vous connaissez tous les anges qui vivent à Londres ?

-   Non, je ne crois pas. Je connais les plus influents.

-   Qu’est-ce qu’ils font ?

-   Pour la plupart, ils travaillent en coopération avec la police : enquêtes, procès, plaidoiries… D’autres se sont infiltrés dans des organisations plus ou moins criminelles, pour les… contrôler de l’intérieur.

-   Oh, je vois.

-   Pourquoi cette question, jeune fille ?

-   On connaît un ange. Enfin, on savait pas que c’était un ange. Et d’ailleurs, c’est pas vraiment un ange. C’est un ange déchu. Et il vit dans le coin.

-   Un ange déchu ? Etrange… En général, les anges qui sont déchus deviennent des démons, ils entrent au service de Chaos. Qu’il soit resté chez nous, c’est un peu étrange… Mais enfin, il doit avoir ses raisons. Mais non, je n’avais jamais entendu parler de lui.

Bélis n’ajouta rien, et Judy put alors demander :

-   Est-ce que la série de chiffres sur ce papier vous dit quelque chose ? Nous l’avons trouvé dans les affaires de Deirdre Colman, et malheureusement, nous ne savons rien dessus. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle avait rendez-vous ici, avec quelqu’un. Nous ne savons rien de plus.

David prit le papier, l’examina un instant, et réfléchit. Mais il secoua la tête, et s’excusa de ne pas pouvoir les aider. Elles le saluèrent donc et lui promirent de ne pas le déranger davantage. Postlethwaite les regarda partir avec un regard satisfait.

 

Elles étaient toutes les trois en train de raconter à Menthe que les démons et les anges tiraient les ficelles dans l’ombre, aidés par les démons, pour rétablir un équilibre que des voyous avaient grandement corrompus, et également qu’un malade utilisait de la drogue pour tuer des gens et les utilisait pour fabriquer plus de drogue. Alors qu’elles racontaient que le prêtre était dans le coup, mais qu’il ne savait pas ce que le message voulait dire, la mécanicienne prit le papier et le regarda longuement. Elle marmonna :

-   C’est bizarre, ces nombres. C’est pas une date, on n’y est pas du tout. Ca correspond à quelque chose dans l’église ?

-   Le prêtre a dit que ça ne lui faisait penser à rien du tout.

-   Une maison, quelque part ?

-   Non plus…

-   Demande Ravel, alors.

-   Pourquoi Ravel ? Qu’est-ce qu’il en saurait ?

-   Avec ses cartes. Il pourrait te dire quelque chose dessus.

Judy la regarda comme si elle avait brusquement annoncé qu’elle allait épouser Postlethwaite, à tel point que Menthe finit par lui demander ce qu’elle avait.

-   Qu’est-ce que cette histoire de cartes vient faire là-dedans ?

-   Il a rencontré quelqu’un, il y a déjà quelques mois. Et c’est cette personne qui lui a appris. Elle lui a montré comment tirer les cartes. Il s’en sert de temps en temps.

-   Je n’ai pas besoin qu’on lise l’avenir, j’ai besoin qu’on nous aide à trouver la solution de ce truc. Ca fait déjà des jours que nous sommes sur cette enquête, et ça n’avance pas !

-   J’y suis pour rien, moi. Je te dis juste d’aller le voir, et de lui demander. Il pourra toujours t’aider. Sur ce, vous menez peut-être l’enquête demain, mais moi il faut que j’aille dormir, je bosse.

Et elle disparut dans sa chambre sans autre forme de procès. Judy resta à ruminer cette information. Elle ne croyait pas à la divination, bien sûr que non, mais il fallait de toute façon qu’elle aille demander au voleur ce qui lui faisait si peur, la dernière fois. Elle n’aurait qu’à inclure le tarot dans la conversation…