Sweet Dreams

Chapitre 2

Le superintendant Postlethwaite était, comme tous les jours à cette heure-ci, dans son bureau et se préparait un thé bien fort et bien sucré pour digérer les épreuves de la journée. C’était sa seule indulgence, son moment privilégié, celui où, pendant cinq minutes, il oubliait toutes les horreurs de la journée et se détendait un peu, pour pouvoir replonger dans son travail avec encore plus d’acharnement. Bien sûr, il pouvait se détendre le soir, en rentrant chez lui, mais ce n’était pas pareil. Là, il pouvait s’isoler, réfléchir aux différents problèmes qui lui étaient posés, et rassembler assez de patience pour affronter de nouveau les idiots qu’on lui donnait comme subordonnés. La pause thé était sacrée, et tous ses hommes savaient qu’il était suicidaire de l’interrompre sans une excellente raison.

Il ajoutait le sucre dans sa tasse avec une patience mesurée, quand quelques coups frappés à sa porte lui firent lever la tête. Il aboya « entrez ! » d’un ton qui laissait présager des pires tortures pour le malheureux qui avait l’audace de venir le déranger. L’un de ses hommes (pas moyen de se rappeler son nom, sans doute un nouveau) passa la tête par l’entrebâillement et balbutia :

-   J-je suis désolé de vous déranger, ch-chef, mais…

-   J’espère bien que vous avez une très bonne raison pour m’interrompre. Vous savez pourtant que j’ai horreur d’être dérangé quand je prends mon thé.

-   J-je sais bien, monsieur, je vous p-présente mes excuses, monsieur, j-je ne l’aurais p-pas fait si…

-   Allez droit au but, jeune homme ! Si déjà vous dérangez ma pause, faites-le vite !

-   Il y a une dame q-qui veut vous voir, monsieur…

-   Dites à Mrs Postlethwaite que je n’oublie pas de passer prendre sa commande chez le boucher, mais que je suis très occupé en ce moment.

-   C’est q-que… ce n’est p-pas Mrs P-Postle… Postls… Postel…

-   Ce n’est pas mon épouse, j’ai bien compris. Cessez de massacrer mon nom, pour l’amour du ciel ! De qui s’agit-il ?

-   Une demoiselle Lynch. Elle souhaite vous voir rapport aux meurtres inexpliqués.

-   Une demoi… Non ! Dites-lui que je suis occupé. Non, mieux, que je viens de partir en mission. Une enquête très urgente, et très importante. Je la verrai un autre jour !

-   Pour être plus convaincant, vous devriez parler un peu moins fort, John.

Judy avait passé la tête par la porte, derrière l’homme qui aurait voulu se trouver n’importe où ailleurs. Postlethwaite soupira et lui fit signe d’entrer. L’autre disparut sans demander son reste, et Judy ferma la porte derrière elle. Sans attendre d’invitation, elle vint s’asseoir dans l’un des fauteuils devant le bureau et ôta son chapeau. Le superintendant revint à son thé, sans plus lui prêter attention. Au bout de deux bonnes minutes, elle se décida à prendre la parole :

-   Décidemment, John, vous êtes toujours aussi galant, à ce que je vois.

-   Vous vous estimez mal traitée, Miss Lynch ?

-   Pour commencer, vous pourriez me proposer une tasse de thé.

-   Voulez-vous une tasse de thé, Miss Lynch ?

-   Vous me le proposez avec tant de spontanéité, je ne peux refuser.

Postlethwaite s’agita de nouveau devant son petit réchaud, et posa bientôt devant elle une tasse dont s’échappait un fumet alléchant. Il se laissa ensuite tomber dans son fauteuil et la toisa un bon moment. Finalement, il demanda :

-   Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?

-   Je suis sur une enquête, voyez-vous.

-   Laissez-moi deviner… Le fils de votre logeuse a cassé un carreau, et vous êtes à la recherche de ses antécédents ?

-   Soyons sérieux, John. Ce genre d’enquêtes, je les laisse à vos hommes. Dieu sait que même les vols à l’étalage sont un défi pour eux.

Postlethwaite grinça des dents.

-   Vous savez que rabaisser mes hommes n’est pas un très bon moyen de vous attirer mes bonnes grâces ?

-   Ils le font déjà très bien tout seuls, vous savez.

-   Miss Lynch, vous êtes en train d’user ma patience. Dites-moi de que vous voulez, et décampez de mon bureau.

Judy sortit le carnet qu’elle avait pris à Bélis, l’ouvrit à la dernière page et y jeta un œil. Le superintendant commençant déjà à s’agiter, elle s’empressa d’expliquer :

-   J’ai été engagée par Mr et Mrs Colman, les parents de la première victime, Deirdre Colman, afin d’enquêter sur les causes de sa mort, et, éventuellement, de mettre la main sur le responsable pour le livrer à la justice.

-   Ils vous ont engagé ? Voilà des gens qui n’ont pas peur du ridicule !

-   Vos compliments me vont droit au cœur, John. Bref, je souhaiterais savoir si vous avez trouvé l’un ou l’autre indice sur les différents lieux où les corps ont été trouvés, si vous avez quelques idées, quelques pistes, et bien sûr, si vous êtes d’accord pour partager tout ça avec moi.

-   Non. Vous pouvez sortir.

-   Allons, John, ne soyez pas égoïste. Tout ce que je vous demande, ce sont quelques petites indications qui pourraient nous aider.

-   « Nous » ? Vous trimballez encore cette Irlandaise ?

-   Bélis est très gentille, vous savez. Elle est juste un peu… un peu inexpérimentée, encore. Quand elle aura eu le temps de pratiquer un peu le métier, elle sera excellente.

-   Elle a manqué étrangler l’inspecteur Smith n°3 ! Après avoir assommé deux agents avec un sac à mains contenant une brique !

-   Ils voulaient l’arrêter, elle s’est juste défendue. Et votre troisième Smith est un idiot sans aucune subtilité de toute façon.

-   Si jamais elle approche de nouveau un de mes hommes, je la fais jeter en prison jusqu’à la fin de ses jours.

-   Allons, John, l’affaire de l’Alligator est une vieille histoire, et tout le monde s’en est bien tiré. Et de plus, je vous ai aidé, cette fois-là ! Vous pouvez bien me rendre la pareille, non ? Je vous promets que je ne viendrai plus vous agacer.

-   J’ai votre promesse solennelle ?

-   Sur la tête de Bélis, je vous le jure.

-   Bien, bien. Je le note.

Le superintendant se pencha en avant, coudes sur son bureau, soudain mortellement sérieux. Judy prépara son crayon pour prendre des notes.

-   Alors, que puis-je vous dire ? Nous n’avons pas trouvé grand-chose, en fait. Et ne dites pas que le contraire vous aurait étonné !

Judy se contenta de sourire d’un air tout à fait innocent. Postlethwaite vida sa tasse de thé d’un trait, se racla la gorge, et continua :

-   Comme vous le savez sans doute, à part Miss Colman et une autre victime, toutes les personnes décédées appartenaient à la classe ouvrière et… en-dessous. Des gens pauvres, mais pas particulièrement des voyous.  Cependant, nous les avons retrouvés un peu partout, en ville. Remarquez que l’un d’eux a été retrouvé devant le Parlement même ! Un affront sans précédent.

-   Il serait venu mourir devant le Parlement ?

-   Justement, là est la seconde chose la plus étrange. D’après notre nouveau médecin, ces gens ne sont pas morts là où on les a retrouvés. Quelqu’un les a déposés là après leur mort. Quelqu’un a pris la peine de faire toute cette mise en scène, peut-être pour s’assurer qu’on les retrouverait bien. Et il a également pris la peine de les disposer de manière naturelle. Comme s’ils dormaient.

-   Etrange, en effet… Pourquoi se donner autant de mal ? Pourquoi ne pas simplement les déposer ?

-   Peut-être dans un souci de charité. Peut-être que contrairement à d’autres, il ne voit pas les corps comme des déchets, et voulait leur manifester un certain respect.

Judy fit une grimace signifiant certainement qu’elle n’était pas vraiment convaincue.

-   S’il les respectait vraiment, il ne les aurait pas tués. Mais pourquoi les laisser ainsi dans des endroits publics ? Pourquoi les déplacer ? Et puis, pour un affront, il vaudrait mieux les laisser devant Scotland Yard plutôt que le Parlement, non ?

-   C’est une bonne question. Je pense que nous avons affaire à un fou.

-   Un fou ? Non, monsieur. Ce criminel n’est pas un fou. Il a un sérieux grain de folie, mais il est très méthodique, très organisé, et très déterminé.  

-   Moi je vous dis que c’est un fou. Tôt ou tard, il fera une erreur, et c’est là que nous l’attraperons.

-   Nous verrons, Postel, nous verrons.

-   Ne m’appelez pas Postel, péronnelle.

-   Bien, monsieur. Autre chose que vous aimeriez partager avec moi ?

-   Un grand verre de cyanure, probablement.

-   Quelque chose sur la race des victimes ?

Judy savait le sujet légèrement glissant, il pouvait conduire à beaucoup de dérapages, et de fausses interprétations, mais elle devait être posée. Elle précisa, d’ailleurs :

-   Je veux dire, y a-t-il des non-humains parmi eux ?

-   Il y en avait, oui. Quelques-uns. Deux changeformes, je crois, et une nymphe. Peut-être un vampire, mais je ne suis plus très sûr. Mais en majeure partie des humains.

Bruit du crayon glissant sur la page, notant les nouvelles informations.

-   Pourriez-vous me dire quelque chose sur les corps ?

-   Nous ne savons pas grand-chose. Vous savez que je ne suis pas… pas particulièrement partisan des autopsies. Nous en avons déjà parlé.

Judy hocha la tête. Ce n’était vraiment pas le moment de repartir sur le sujet ; ils avaient déjà eu plusieurs disputes là-dessus ; le superintendant considérait les autopsies comme une violation de l’intégrité du corps et une insulte à la victime, tandis que Judy se disait qu’ils étaient morts de toute façon, et qu’étudier le cadavre permettait parfois de découvrir des informations intéressantes.

-   Bien sûr, monsieur. Cependant, avez-vous… ?

-   Non, rien. Notre médecin a donné sa démission et est parti reprendre l’épicerie de ses parents dans je ne sais quel quartier de la ville. Il a refusé de dire quoi que ce soit sur ce qu’il avait découvert. Tout ce qu’il pouvait répéter en sortant, c’était « quelle horreur ». Je suppose que cela laisse à présager une histoire sordide.

Pendant quelques instants, le seul bruit qui troubla la pièce fut celui du crayon de Judy alors qu’elle prenait ce qu’il disait en note. Elle relut ce qu’elle avait écrit, et demanda :

-   Avez-vous un nouveau médecin ? Ou personne ne veut-il se charger de… ça ?

-   En fait, nous avons trouvé quelqu’un. Quelqu’un d’assez… courageux, dirons-nous, pour s’occuper de cette tâche ingrate.

-   Je voudrais lui parler.

-   La réponse est non, miss. Vous avez assez usé de mon temps. Maintenant, je vous prie de bien vouloir débarrasser le plancher, avant que je vous y force.

-   Encore une fois, John, vous montrez vraiment une galanterie hors normes.

Judy se leva, remit son chapeau, et lui fit une révérence ironique. Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, elle était sortie de la pièce.

 

Au lieu de prendre un fiacre, Judy se dit qu’il serait plus agréable de rentrer chez elle à pied. Après tout, elle n’avait pas tant à marcher, Fleet Street et son bureau ne se trouvaient qu’à deux kilomètres, une plaisanterie. Il faisait beau, autant en profiter. Et puis, le temps qu’elle arrive, Bélis et Menthe auraient certainement préparé le repas.

Un vendeur de marrons chauds se tenait au coin de la rue, elle en acheta un cornet et s’amusa à déchiffrer les gros titres du papier d’emballage. Rien de bien intéressant. Elle le jeta dans une corbeille voisine. De toute façon, il valait mieux faire attention en se promenant dans les rues. Même le quartier où elle se trouvait, qui était mieux coté que d’autres, n’était pas tout à fait sûr. Il avait beau montrer de belles façades, des rues larges et bien pavées, des façades et vitrines bien entretenues, mais, comme beaucoup d’autres à travers la ville, il n’avait pas été épargné par la crise financière qui avait suivi les guerres aux Indes dix ans plus tôt. Plus d’emplois, plus d’argent, plus de commerces, la situation avait très vite dégringolé. La Reine, dans l’un de ses discours, avait officiellement promis qu’une fois les Indes conquises, l’économie du pays connaîtrait une hausse très nette. Mais l’Angleterre avait perdu la guerre, et la crise s’était prolongée. Très vite, il y avait eu des émeutes, qui avaient dû être réprimées de manière sanglante. Il avait fallu au pays deux ans pour que finalement, l’économie commence à se redresser. L’Etat avait généreusement payé afin de convaincre des industriels de venir s’installer à Londres, et un certain nombre de parcs avaient été sacrifiés pour l’installation de nombreuses structures, dont d’immenses usines à vapeur. Maintenant, Londres se redressait enfin. Mais dans beaucoup de quartiers, comme celui que parcourait en ce moment Judy, on faisait bonne figure, sans plus. Il restait encore beaucoup de gens sans emploi, de maisons insalubres, beaucoup de dégâts qui n’avaient pas été réparés. Quelques commerces étaient florissants, une grande partie survivaient, certains étaient fermés. La foule dans les rues était plutôt importante, mais assez hétéroclite. On croisait ça et là les hauts-de-forme d’élégants, parfois accompagnés de leur épouse ou leur fiancée du moment. Ils côtoyaient (malgré eux et l’air plutôt hautain) des gens plus modestes, d’honnêtes travailleurs qui rentraient chez eux, mais également des mendiants, des voyous, des vendeurs ambulants, et même quelques voleurs qui profitaient de l’inattention pour se remplir les poches. Pas de prostituées, dans un quartier pareil, elles ne sortaient pas avant la tombée de la nuit. Par contre, il y avait un certain nombre d’artistes de rue, ce qui amenait un peu de fraîcheur dans le quartier. Dont un contorsionniste qui ne devait pas avoir plus de quinze ans, et qui suivit Judy du regard tout le temps qu’elle mit à passer devant lui, accompagné d’une vieille femme qui lui proposa de lui dire la bonne aventure (ce qu’elle refusa). Elle acheta un journal à un vendeur à la criée, et le parcourut sur le reste du chemin. Quand elle poussa la porte d’entrée de chez elle, une bonne odeur de cuisine emplissait l’air.