Chapitre 23
Au
lieu de retourner à l’appartement, Bélis proposa qu’ils aillent directement
voir Sky, histoire de lui demander quelques informations, et de voir comment il
allait. Un nouveau trajet en fiacre et encore un peu d’argent en moins dans
l’escarcelle de Judy, les amenèrent à Cecil Street une fois de plus. Le
porte-monnaie de la détective commençait à être relativement vide, et il
faudrait bientôt qu’ils retrouvent un travail, s’ils ne voulaient pas se
retrouver sur la paille. Bien sûr, Bélial payait l’appartement, et certaines
des commissions quand il pensait à leur amener quelque chose à manger. Mais la
situation était tout de même assez embêtante, et il faudrait y remédier. Mais tant
que Cassiel était dans la nature, il ne serait pas question de mener l’enquête
pour qui que ce soit. Ils allaient devoir se serrer la ceinture… Ou emprunter
de l’argent, ce qu’ils se refusaient à faire. Bref, ils étaient bien mal
engagés. Bélial lança un regard curieux à la détective, mais il ne fit aucun
commentaire.
Chez
Samuel, le portier ne fit pas d’histoire pour leur ouvrir la porte, mais il
leur annonça que son patron n’était pas là pour le moment. Cependant, il les
autorisa à voir Sky (« comme si un gorille pouvait nous en
empêcher ! » marmonna Bélis), et il les conduisit à sa chambre. Judy
avait une phrase toute prête, quelque chose sur le fait qu’il avait l’air
d’aller bien et que le garder sous protection était une bonne idée, mais elle
se coinça dans sa gorge. Parce que Sky n’avait pas l’air d’aller bien du tout.
Il était normalement pâle, bien sûr, mais sa peau était devenue absolument
blanche, et avait l’air tendue sur ses os comme s’il avait beaucoup maigri. En
fait, il avait beaucoup maigri, et il avait les joues creuses et les os qui
pointaient. Il ne se leva pas de son lit et resta sous ses couvertures, se
contentant de les accueillir d’un geste qui manquait sérieusement de la moindre
énergie. Ses cinq visiteurs s’installèrent où ils trouvèrent de la place. Judy
se bricola un sourire qui ne montrait pas à quel point elle trouvait qu’il
avait une mine affreuse, et demanda, avec une gaîté un brin factice :
- Tu as l’air… plutôt en forme, tu sais ? Comment
tu te sens ?
-
Je sais que j’ai
l’air d’avoir été fraîchement déterré, et tu sais que je me sens comme si on
m’avait battu pendant toute la nuit, répondit l’ange d’un ton sourd, à tel
point qu’ils durent tendre l’oreille pour l’entendre. Coupe les salutations et
dis-moi ce qui vous amène.
Rapidement,
Judy lui raconta les événements des derniers jours : la tentative
d’assassinat de l’Ecossais Fou, leur refuge en Ecosse, le temps qu’ils y
avaient passé, la découverte du cadavre de l’aérodrome, le retour, la cachette
de Bélial, et la réunion avec les anges et les démons. Sky resta silencieux
quelques instants, pour assimiler les informations. Il finit par remarquer,
légèrement amer :
- Vous avez eu de la chance de vous en tirer aussi bien…
- Pourquoi ? demanda Bélis. Tu trouves que ça
aurait pu être encore pire ?
Sky s’apprêtait à répondre, et ça n’aurait
pas été vraiment gentil, mais Bélial l’interrompit :
- Est-ce que tu sais où est passé Samuel ? Il faut
que je lui parle.
- Ca ne va pas être possible. Samuel a disparu.
Seule Judy, qui était assise au bout du
lit, vit une seule larme rouler sur la joue de l’ange déchu, mais elle ne fit
aucune remarque. Ils le laissèrent reprendre un peu de contenance, puis Bélial
reprit :
- Depuis combien de temps a-t-il disparu ?
- Je sais pas exactement… Une semaine, à peu près.
- Tu sais où il est allé ?
Judy voulut lui demander d’être un brin
plus délicat avec ses questions, mais Bélial avait éteint sa cigarette, signe
que les choses étaient sérieuses, et s’approcha du lit. Sky hésita un instant
avant de répondre :
-
L’un de ses amis
a disparu. Je ne sais pas qui, exactement. Il a voulu se renseigner là-dessus,
il a dit qu’il reviendrait, et… il n’est pas revenu…
-
Il n’a donné
aucune nouvelle ?
-
Aucune… Il a dit
que c’était lié à… au Sweet Dreams, mais il n’en a pas dit plus.
-
Hmmm… des tas de
gens disparaissent, en ce moment. Ils meurent, ou sont enlevés, et on ne les
revoit plus. Je ne pense pas que c’est ce qui est arrivé à Samuel,
ajouta-t-elle pour prévenir une éventuelle crise de larmes de la part de Sky.
Mais c’est ce qui a dû arriver à son ami, et il a dû tenter de le retrouver. Il
est amplement de taille à s’en sortir tout seul, je pense que même contre
Cassiel, il pourra se défendre. Il n’a rien à craindre, et toi non plus.
Sky
essuya les larmes qui menaçaient de déborder, et tandis que Bélial reprenait sa
place à la fenêtre, demanda à Judy :
- Vous êtes venus pour parler de Samuel ?
-
En fait… On avait
une question à te poser, qui pourrait nous aider à trouver Cassiel.
Il leva la main pour
la stopper.
- Je ne consomme plus de Sweet Dreams. Samuel m’a forcé
à arrêter.
- Tu ne prends vraiment plus rien ? C’est fort,
remarqua Bélis.
- Enfin… plus de
celle-ci. J’ai… été obligé de trouver quelque chose… pour calmer la douleur…
enfin, pour la supporter, en tous cas…
Il
remit une mèche de cheveux derrière son oreille d’un geste nerveux, et ils
purent alors voir sur ses bras les marques mal cicatrisées de seringue que les
manches de sa chemise dévoilaient. D’épaisses marques violacées qui faisaient
mal au cœur. Bélial souffla de la fumée vers le plafond, Menthe et Ravel
détournèrent les yeux, Bélis et Judy firent comme si elles n’avaient rien vu.
La semi-nymphe demanda :
- La personne qui
t’a fourni les drogues contre la douleur, c’est le même que celui qui te
vendait le Sweet Dreams ?
Surpris, Sky
acquiesca.
- Il faut que tu
nous dises de qui il s’agit. Comme ça lui, il pourra nous aider à trouver où
est faite la drogue, et à attraper Cassiel.
L’ange
déchu attrapa un carnet et un crayon sur sa table de nuit, gribouilla quelque
chose, arracha la page et la donna à Judy. Elle jeta un œil à l’adresse. Voilà
qui ne l’arrangeait pas… Bélis regarda elle aussi, et étouffa un blasphème bien
senti qui fit pouffer Bélial et froncer le sourcil à Sky, et elle glissa le
papier dans sa sacoche.
Ils
discutèrent encore un moment de tout et de rien, et regardèrent Menthe tenter
d’assommer Ravel pour lui apprendre à garder ses mains dans ses poches. Ils ne
tardèrent pas à prendre congé, pour laisser Sky se reposer. A vrai dire, ça
leur faisait mal au cœur de le voir dans cet état, mais le plus vite ils
trouveraient Cassiel, sa drogue et tout le reste, et ils tenteraient d’obtenir
un remède ou un antidote, le plus vite ils pourraient l’aider.
Alors
qu’ils quittaient Cecil Street, Bélial demanda ce que l’adresse que Sky leur
avait donnée avait de si choquant. Gunpowder Alley. Charmant nom, en plus, tout
à fait adapté. Bélis lui montra sur le plan qu’elle traînait partout :
l’allée était parallèle à Fleet Street, et à la hauteur de leur ancienne
maison. Non seulement, elles avaient vécu à quelques centaines de mètres de
l’homme qui vendait à leur ami ce qui l’avait détruit, mais qui en plus avait
des contacts avec celui qu’elles traquaient. D’autant plus que la zone devait
encore être surveillée, soit par l’Ecossais Fou, soit par l’un de ses petits
copains. Bélial proposa d’y aller seul et de les tenir au courant, mais Menthe
lui fit remarquer qu’étant donné qu’on était en plein jour, normalement,
personne ne tenterait quoi que ce soit contre eux. Surtout avec un démon qui
les accompagnait. Le démon en question finit par accepter, surtout par crainte
que le groupe s’y rende sans lui, et se mette dans encore plus d’ennuis qu’ils
n’en avaient déjà.
Il
n’y avait personne dans les rues et ruelles, et ce n’était pas vraiment rassurant
pour eux. Pas de témoins, c’était risqué. Mais personne ne se jeta sur eux
quand ils arrivèrent à Gunpowder Alley. Ils grimpèrent au troisième étage de la
maison qu’ils recherchaient. Grimper était d’ailleurs le mot juste, puisqu’il
manquait à l’escalier quasiment une marche sur deux, et il leur fallut presque
cinq minutes pour arriver sains et saufs devant la porte que Sky leur avait
indiquée. Bélial frappa, plusieurs fois, mais aucune réponse ne vint. Peut-être
que l’individu était allé se procurer davantage de drogue… Judy proposa qu’ils
fassent demi-tour, avant que quelqu’un ne prévienne un assassin quelconque qui
décide de venir les débarrasser de leur argent, mais le démon l’arrêta. Sur sa
demande, Ravel tira de sa poche quelques outils, et entreprit de forcer la
serrure. Il s’arrêta presque immédiatement et annonça :
- Je ne peux rien faire.
- Et pourquoi ça ? demanda Bélial, visiblement
irrité.
- Elle a… déjà été forcée.
Le démon l’écarta du chemin, et tourna la
poignée. Et, en effet, la porte s’ouvrit sans difficulté. Il grogna un juron et
entra dans l’appartement, immédiatement suivi par Ravel et les filles, en
groupe serré, et elles refermèrent soigneusement derrière elles pour éviter
qu’on les suive. Ils n’allèrent pas loin, en fait. Pas plus loin que l’entrée
de la pièce principale. Parce que le fournisseur de drogue de Sky était bien
là, dans le fauteuil face à eux. Ainsi que sur la table, le buffet, le panier à
ouvrage, et une bonne partie du sol. Visiblement, quelqu’un avec une lame bien
aiguisée s’était déjà occupé du sujet. Il y avait du sang partout, des mares
sur le plancher, des éclaboussures sur les murs, des arabesques au plafond. Un
massacre, qui avait dû avoir lieu très récemment, le sang était encore frais.
Ce qui voulait dire que celui qui l’avait commis était peut-être encore dans le
coin… Bélial ordonna à tout le monde de sortir, ce qu’ils firent sans se faire
prier. Il resta encore un instant dans la pièce pour observer les morceaux du
cadavre dispersés dans la pièce, tandis que les autres faisaient de leur mieux
pour ne pas être malades, puis les rejoignit dans le couloir. Au même moment,
un bruit se fit entendre derrière l’une des portes, un peu plus loin dans le
couloir. Un bruit inquiétant, celui d’une lame qu’on tirait de quelque part, ou
alors dont on testait le tranchant. Le bruit de l’acier sur le tissu ou la
peau. Bélial ne fit ni une, ni deux, et poussa tout le monde devant lui en
direction de l’escalier. A vrai dire, ils ne l’attendirent pas vraiment. Si les
bruits de pas derrière eux étaient une indication, ils étaient poursuivis,
vraisemblablement par la personne avec un couteau, et cette personne était
juste derrière eux. Ce fut un miracle qu’ils atteignent la rue sans passer à
travers l’escalier ou rater une marche. Ils rejoignirent Fleet Street aussi
vite que possible, et aucun d’eux n’osa se retourner avant d’être parmi la
foule et relativement en sécurité. Mais personne ne les suivait. Bien sûr, avec
autant de gens, c’était un brin difficile de se rendre compte, mais ils ne
virent personne avec un couteau et l’air de vouloir les tuer. Pour plus de
sûreté, Bélial décida de les conduire ailleurs pour l’instant, et de les
ramener à leur cachette actuelle quand il serait sûr qu’il n’y aurait aucun
danger d’être suivi. Dans le fiacre qui les emmenait vers une destination que
Bélial n’avait pas voulue prononcer à voix haute, Judy remarqua qu’il notait
quelque chose dans un carnet et, curieuse, demanda de quoi il s’agissait. Le
démon se contenta de répondre qu’il s’agissait d’un petit détail qui pouvait
éventuellement les aider à trouver qui avait commis le meurtre, sans préciser
de quoi il s’agissait, et la détective n’insista pas. S’il voulait en parler,
il aborderait le sujet plus tard. Pour sa part, elle avait eu son compte
d’émotion pour la journée, et elle ne tenait pas particulièrement à entendre
des détails anatomiques dégoûtants. Elle entreprit plutôt d’interroger Ravel sur
Ekaja, avec l’aide de Bélis et Menthe, et qu’est-ce que c’est que cet anneau que
tu caches ? Quelque chose de tout à fait normal qui leur changerait les
idées, tandis que Bélial continuait de prendre des notes mystérieuses.