Chapitre 20
Une fois dans la rue, Jude
interpela un fiacre avec une facilité surprenante, et aida les filles à
attacher les valises sur le toit. Judy demanda à Ravel s’il avait besoin de
chercher lui aussi des bagages chez lui, mais il se contenta de secouer la
tête. Smith n°3 chargea donc ses protégés momentanés dans le véhicule, et, une
fois assuré que personne ne les guettait pour tous les poignarder dans le dos,
monta également. Le cocher démarra aussitôt.
Maintenant qu’ils étaient à
peu près tranquilles pour un moment, Judy put enfin poser la question qui lui
tournait dans la tête.
- Dites-moi, tous les deux, demanda-t-elle en se
tournant vers Bélis et Jude. Comment expliquer que vous vous soyez montrés
juste à temps pour nous sauver, et ensemble, par-dessus le marché ?
Les deux en question
échangèrent un regard, puis Bélis fixa ses chaussures tandis que Jude faisait
celui qui n’avait rien entendu du tout.
- Allez, dites-moi. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Finalement, Bélis se décida à répondre :
- Bon, je te le dis, mais seulement parce que je sais
que si on te dit rien, tu vas fouiner et fouiner encore jusqu’à ce que tu
trouves la vérité. Et tu fais pas de prisonniers dans ce cas.
- Je t’écoute.
- C’est délicat…
- Je t’écoute avec attention.
- Bah voilà…
Elle tordait ses mains d’angoisse, et finit par dire
très rapidement :
- Judeetmoionétaitensemblecesoir !
- Pardon ? Je n’ai pas saisi. Tu peux
répéter ?
La semi-nymphe était d’un
rouge vif soutenu, à tel point que Judy se demandait si sa tête n’allait pas
bientôt exploser. Son explication avait l’air bien compromise. Pourtant, Bélis
finit par marmonner, un peu plus lentement :
- Jude et moi, on était ensemble, ce soir.
- Attends… L’inspecteur Smith n°3… et toi ?
L’inspecteur en question
grogna en entendant son surnom, mais il ne dit rien. Bélis se contenta de
hocher la tête et de fixer ses mains serrées entre ses genoux. Judy
balbutia :
- Mais attends… ça fait combien de temps que… vous et
toi… toi et lui…
- Environ un mois… plus ou moins.
- Et tu ne l’as pas étranglé, encore ?
Nouveau grognement, et exclamation de Bélis :
- Ce n’est pas drôle, Judy !
Jude lui lança un regard noir. Surtout que
Judy avait l’air de trouver ça très drôle, en effet, et qu’elle avait beaucoup
de mal à contenir son fou-rire. Menthe intervint alors, autant pour éviter à la
détective de finir assassinée par son assistante et un inspecteur, que parce
que sa curiosité avait fini par être piquée :
-
Tu nous excuses,
mais tu l’as quand même frappé avec une brique il n’y a pas si longtemps,
dit-elle d’une voix assez rauque (les marques d’amitié de Scott mettraient du
temps à disparaître). De son côté, il t’appelle « la Menace venue
d’Irlande ». Ca me paraît un peu improbable que tout à coup, vous vous
fréquentiez comme ça.
-
On se fréquente
pas… pas vraiment… marmonna Bélis.
-
Alors quoi ?
Vous êtes allés jouer au croquet ?
-
Juste… prendre un
verre…
Jude tenta d’intervenir, mais Menthe le
stoppa d’un regard noir signifiant clairement « je parle avec Bélis, tu
n’es pas mon ami, je ne veux pas t’entendre, sinon je mords ». Douché,
l’inspecteur retourna à sa contemplation des rues qui défilaient. Menthe revint
alors au sujet qui l’intéressait :
-
Alors ? A
quand le mariage ?
-
T’es bête… On est
juste sortis boire un coup.
-
Et c’est pour ça
que tu m’avais dit que tu avais des choses importantes à régler.
-
Bah oui, mais
vous vous seriez moquées de moi si je vous avais dit…
-
Et alors ?
Mentir, c’est mal. Et la fois où tu nous avais dit que tu étais convoquée au
Yard ?
-
J’étais convoquée
au Yard. C’était juste pas pour une enquête.
-
Et quand tu as
mis trois heures pour faire une course, soi-disant parce que tu ne trouvais pas
la laine qu’il te fallait absolument ?
-
Je l’avais pas
trouvée.
-
Parce que tu la
cherchais pas.
-
Bah oui, logique.
C’est alors que Jude se décida à intervenir :
-
Ca va, nous
sommes allés prendre un verre tous les deux quelques fois. Il n’y a pas
vraiment de quoi s’extasier. Promis, nous vous enverrons une invitation si une
demande en mariage devait un jour avoir lieu. En attendant, vous feriez mieux
de vous demander pourquoi un Ecossais de plus de deux mètres est venu chez vous
avec un couteau dans le but bien précis de vous assassiner.
Ce qui eut le mérite de rendre
immédiatement tout son sérieux à Judy. Elle se pencha en avant, regardant Jude
dans les yeux, et murmura :
-
Nous savons déjà
qui est responsable de ça.
-
Et qui
donc ?
-
Cassiel.
- Encore ce Cassiel ? Celui qui était censé être
derrière toute cette histoire de drogue ? Je vous rappelle que nous n’avons
eu aucun indice sur la présence de cet individu, là en bas, et que rien n’a pu
confirmer son existence. Pas de preuves, pas de Cassiel. Alors comment un
individu qui apparemment n’existe pas pourrait vous envoyer un Ecossais qu’il
ne connaît peut-être pas pour vous tuer ?
Bélis intervint avant que Judy ne lance
une de ses bottines sur Smith n°3 pour lui apprendre à douter de sa
parole :
-
Je t’ai déjà dit
qu’on a pas rêvé. Ama s’est accusé pour que Cassiel puisse se sauver, et
visiblement les autres ont menti. Et comme ton chef a pas écouté Bélial…
-
Bélial et ses
petits copains sont dangereux, je te l’ai déjà dit, coupa Jude avec un geste
signifiant « c’est réglé ! ». Pour des voleurs à la petite
semaine, on peut travailler avec eux, mais pas dans une affaire de cette
importance. On ne sait jamais s’ils vont nous aider ou agir dans leur propre
intérêt. On ne peut pas leur faire confiance.
Avant que Bélis ou Judy ait pu répliquer
par une phrase bien sentie et probablement vulgaire, le cocher du fiacre s’arrêta
devant Scotland Yard. Jude s’assura qu’il ne s’enfuirait pas avec les valises
des demoiselles dès qu’elles auraient le dos tourné, et conduisit ensuite le
groupe à l’intérieur. Où ils découvrirent un véritable chaos. D’après l’un des
agents qui informa Smith n°3, l’arrivée de l’Ecossais fou et la découverte d’un
nouveau corps avaient déclenché une pagaille assez intense : il avait
fallu non seulement s’occuper du prisonnier qui n’était pas facile à retenir,
même à cinq agents, et consulter tous leurs anciens dossiers concernant des
crimes où le même Ecossais était soupçonné. Tous ceux qui n’étaient pas occupés
à fouiller les archives avaient été envoyés là où le corps le plus récent avait
été retrouvé.
Comme personne d’autre n’était disponible,
Smith n°3 se chargea de noter toute leur histoire, et toutes ses versions. Le
superintendant, de retour de la scène de crime, vint y jeter un coup d’œil,
mais de sa propre justification, il n’avait pas vraiment le temps de se pencher
sur l’histoire pour l’instant. Peut-être plus tard, quand il aurait fini avec
le nouveau corps… Judy s’en fichait, il n’y avait pas grand-chose qu’il puisse
y faire, et le plus vite ils auraient fini, le plus vite ils pourraient s’en
aller.
Quand enfin toutes les dépositions eurent
été prises, la nuit était tombée depuis un bon moment. Smith n°3 leur demanda
s’ils savaient où passer la nuit, et si ça irait. Judy lui assura que ça irait
et qu’ils n’avaient pas besoin de son aide. Elle, Menthe et Ravel filèrent
retrouver le fiacre devant la porte, tandis que Bélis restait échanger quelques
mots avec l’inspecteur. Elle rejoignit ses amis quelques instants plus tard, et
le véhicule démarra.
Après trois quarts d’heure à rebondir sur
les pavés, sous une neige qui commençait à devenir abondante, le fiacre les
jeta avec leurs valises à l’aérodrome de Southwark. Ils ne savaient pas au
juste si Nora était là ou en Ecosse, mais c’était le seul endroit qui leur
était venu à l’esprit, à part demander à Smith n°3 de les héberger, et ça, ni
Judy, ni Menthe n’étaient décidées à s’y risquer. Et c’est pour ça qu’ils se
retrouvaient tous les quatre sous la neige à traîner leurs malles sur le
ciment. Quelques employés de diverses compagnies se trouvaient encore là et
leur lancèrent des plaisanteries en passant, mais certaines choses comme leurs
expressions mornes, les regards noirs, et leurs blessures, les en dissuadèrent.
C’est avec un soulagement sans bornes
qu’ils virent le Flying Scottish amarré à sa place habituelle, ainsi que, chose
étonnante, un second zeppelin juste à côté. Celui-ci avait l’air assez mal en
point, avec une enveloppe sale et déchirée. Il y avait de la lumière dans la
nacelle avant de l’autre, et le petit groupe s’y dirigea, grimpant la
passerelle comme ils pouvaient avec leurs bagages. Il y avait effectivement du
monde dans la cabine de pilotage, et en bonus, il faisait chaud. Nora les
accueillit avec empressement et les aida à empiler les malles dans un coin.
Akhilesh se contenta de les regarder, un chat sur les genoux, une fois de plus.
Le gros chat noir était couché sur le poêle dans un coin, et Bélis alla
immédiatement le voir. Et puis, il y avait une quatrième personne présente. Une
femme, assez grande, un peu moins que Nora. Elle portait elle aussi une grande
jupe en tissu épais, uni, une longue écharpe, une veste en cuir et des
bottines, ainsi que des lunettes de vol. Et surtout, elle avait des oreilles
pointues, triangulaires, plantées en haut du crâne, du même brun clair que ses
cheveux, et une queue de chat. Une changeforme chat. Créature rare s’il en
était. Elle les salua quand ils entrèrent, ce qui provoqua l’immédiate retraite
de Menthe dans le coin de la pièce le plus éloigné de tout homme ou personne
inconnue. Tout en distribuant des câlins de la mort à ceux qui n’étaient pas
retranchés derrière les valises et manquant étrangler Ravel dans la foulée,
Nora fit les présentations :
-
Elle, c’est
Avril. Je l’ai recrutée pour piloter le second dirigeable.
-
Tu as un second
dirigeable, maintenant ? demanda Judy.
-
Les affaires ont
été bonnes, et il était pas cher parce qu’il est un peu abîmé. Si je le fais
réparer, et d’ailleurs j’avais l’intention d’employer Menthe, peut-être, je
peux ouvrir une nouvelle ligne, et gagner davantage de sous !
-
Ah, les
Ecossais ! se moqua Bélis.
Nora
se tourna vers elle et grogna quelque chose où il était question de transformer
le second dirigeable en « l’Irlandaise volante » et de se servir de
Bélis comme d’une figure de proue. La semi-nymphe se le tint pour dit. Tandis
qu’Avril et Akhilesh dénichaient quelque chose à manger pour les quatre
(Akilesh s’exécutant avec beaucoup de mauvaise volonté, et uniquement après que
sa femme lui ait donné le choix entre aider et se prendre un coup de pied dans
l’arrière-train), Judy demanda à Nora s’il était possible de les héberger,
seulement une nuit, histoire de pouvoir se lancer le lendemain à la recherche
de celui (ou celle, d’ailleurs) qui était derrière toute cette histoire et
avait envoyé l’Ecossais Fou à leurs trousses. Ils étaient en danger, et il
fallait qu’elles trouvent un endroit pour se cacher. Postlethwaite était
peut-être un bon superintendant, mais il avait beaucoup à faire, et le voir
attribuer des constables à la protection de trois enquêtrices alors que des
meurtriers défrayaient la chronique aurait été à peu près aussi improbable que
de le voir se passer de son thé de cinq heures. Et visiblement, le responsable
de cette histoire de Sweet Dreams, qu’il soit Cassiel ou maintenant Ama, avait
l’air bien décidé à les faire passer de vie à trépas. Donc histoire de rester
encore un moment en vie, il valait mieux qu’ils trouvent une cachette, et celle
de Ravel n’était absolument pas sûre. Alors, peut-être qu’elle connaissait un
endroit, une personne qui pourrait les cacher…
La
question fit littéralement bondir Nora, effrayant du même coup Ravel et Bélis,
qui se réfugièrent dans le même coin que Menthe. Judy se demanda ce qui lui
arrivait, mais Akilesh et Avril arrivèrent au même moment avec quatre assiettes
d’allure appétissante et qui sentaient très bon. Les détectives de choc ne se
firent pas prier pour sauter dessus. Pendant qu’ils mangeaient, l’Ecossaise
leur expliqua son idée géniale : elle savait où cacher ses amis le temps
qu’Ama et les autres les oublient. Un endroit où ils seraient en sécurité, où
personne ne penserait à venir les tuer, et où n’importe quel intrus serait
immédiatement repéré. Judy avait compris presque tout de suite où elle voulait
en venir, mais Menthe et Bélis se demandaient où était ce pays des merveilles.
Derrière elles, Akilesh ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Il finit
par la couper et annonça d’une voix neutre :
-
Nous vous
emmenons en Ecosse. A Glasgow. Ma famille et celle de Nora vivent là-bas. L’une
des seules lignes qui dessert le coin est celle-ci. Si jamais quelqu’un de
dangereux arrive, nous le saurons immédiatement. Vous serez en sécurité.
Judy
hésita. En tant qu’aînée du groupe, les autres attendaient certainement qu’elle
prenne la décision qui s’impose pour les mettre en sûreté, tous les quatre.
Mais il n’y avait pas vraiment d’autre solution. A part se cacher chez le Smith
n°3 ? Ils s’entretueraient bien trop vite. Demander à Samuel ? L’ange
déchu avait bien précisé qu’il ne souhaitait pas prendre parti dans cette
histoire. Et Bélial et ses amis ? Eux non plus ne voulaient peut-être
pas s’encombrer d’eux… Finalement, l’Ecosse était peut-être bien la meilleure
(et la seule) option possible. Tant pis pour les enquêtes et le danger. Elle
accepta donc. Nora bondit une nouvelle fois au plafond, de joie, cette fois.
Le
lendemain matin, le Flying Scottman prit son envol, avec à son bord une
détective frappadingue, une semi-nymphe irlandaise, une mécano agressive et un
gamin des rues. La nuit avait été courte, et ils n’avaient pas trouvé de place
confortable pour dormir un peu. Pour éviter les fuites, Nora les fit voyager
dans la cabine de pilotage, qui malheureusement était dépourvue de ceintures et
même de sièges. Il faisait mauvais temps, et le dirigeable fut secoué par le
vent sur tout la longueur du trajet. Ses pauvres passagers en furent réduits à
s’accrocher à ce qu’ils trouvaient pour éviter d’être ballottés dans tous les
sens. Les chats de Nora étaient de mauvaise humeur, et quelques coups de
griffes furent distribués. Seule Nora gardait son humeur et son énergie habituelle,
et elle faisait de son mieux pour remonter le moral des troupes. Mais quand ils
débarquèrent finalement à l’un des aérodromes en périphérie de Glasgow, ils
étaient fatigués, perclus de crampes, griffés et mordus, et presque couverts de
bleus. Autant dire que la verte Ecosse ne leur remonta pas vraiment le moral.
Mais bon, ils seraient à l’abri, ici, au moins un moment.