Sweet Dreams

Chapitre 18

Le petit déjeuner était sur la table, et Judy, Bélis et Sky y faisaient honneur, quand, pour la énième fois ces derniers jours, quelqu’un vint tambouriner à la porte. Judy se dévoua pour aller ouvrir, prévenant les deux autres goinfres que si jamais ils mangeaient tous les scones, elle allait être obligée de les assassiner. Ce à quoi Bélis répondit qu’elle serait découverte et jetée en prison par Postlethwaite, et tout ça pour un petit déjeuner, ce n’était pas vraiment sérieux !

Derrière le battant se tenait l’un des inspecteurs Smith, en train de triturer son chapeau, visiblement mal à l’aise d’être ici. Judy l’invita à entrer (ce n’était pas parce qu’il faisait partie de Scotland Yard qu’il ne fallait pas être polie !) et lui demanda ce qui l’amenait. Il répondit, tout en continuant de maltraiter son couvre-chef :

-   C’est le superintendant qui m’a demandé de venir, madame. Il dit qu’il faut que vous veniez à Scotland Yard, que c’est très important, et que si vous ne venez pas, il fera rebondir l’affaire des diamants…

-   Nous avons donc le choix… Très bien, laissez-nous un peu de temps, et nous arrivons.

Le temps demandé n’était pas vraiment nécessaire pour se préparer, ils étaient déjà tous les trois habillés, mais plutôt pour convaincre Bélis qu’il fallait monter dans le même fiacre que l’inspecteur Jude Smith, celui-là même qui prenait plaisir à la provoquer et dont elle avait défoncé le crâne. Judy finit par emporter le morceau en promettant de l’assommer elle-même si jamais il faisait mine d’arrêter qui que ce soit.

Ils s’entassèrent tous dans le fiacre : l’inspecteur Smith, Bélis, Judy, et Sky qu’elles devaient ramener chez Samuel, et qui refusait de rester tout seul à l’appartement. Smith tenta bien de protester, un prostitué dans un fiacre avec un inspecteur, et deux demoiselles qui n’étaient certes pas de la meilleure compagnie mais tout de même un cran au-dessus, vraiment, ce n’était pas convenable. Son crâne fit très vite une rencontre brutale avec le sac de Bélis, heureusement vide de brique à ce moment. Elle le menaça cependant de ramasser un pavé et de l’utiliser, et il jugea plus prudent de se taire.

Arrivés au Yard, l’inspecteur les conduisit tous les trois directement dans le bureau du superintendant. Celui-ci remarqua bien la tenue rien moins que négligée de Sky, et il devait savoir de qui il s’agissait à voir son regard peu amène, mais il ne fit aucun commentaire, et, grande surprise, les invita même à s’asseoir et leur proposa du thé. Une fois chacun en possession de sa tasse, il s’installa à son bureau. Judy attaqua immédiatement :

-   Quelle était cette affaire si importante qu’il fallait nous arracher à nos petits déjeuners pour nous faire conduire ici par un inspecteur ?

-   Riez, riez, jeune fille. Nous sommes face à des soucis bien plus importants que vos scones. Par ailleurs, je vois que vous avez emmené vos… amis. Cela les concerne également.

-   Nous vous écoutons avec attention.

-   Le responsable de toute l’affaire du Sweet Dreams s’est évadé, ce matin.

Réactions de surprise variées de la part des trois auditeurs, très modérée dans le cas de Sky qui s’en fichait comme de ses chaussettes.

-   En effet, cette nuit, le dénommé Ama s’est échappé de la prison où il était enfermé. Il a réussi à maîtriser trois gardes, forcé toutes les portes sur son passage, et il a plongé dans la Tamise avant qu’on réussisse à mettre la main sur lui. Nos constables ont patrouillé le long des rives sur des kilomètres, mais personne ne l’a vu ressurgir où que ce soit.

Judy se pencha en avant.

-   Intéressante histoire, monsieur le superintendant, bien que nous aurions un ou deux mots à redire sur cette histoire…

-   Ah, ne revenez pas avec votre fable d’un autre coupable ! Tous ceux qui ont été arrêtés nous ont juré que cet Ama était le véritable responsable de ces meurtres. Nous n’allons pas revenir dessus.

-   Alors dites-nous, monsieur le superintendant, ce que vous attendez de nous ? A moins que vous ne vouliez juste nous prévenir ? C’est gentil de votre part !

-   Ne vous moquez pas de moi, péronnelle ! Je sais que vous continuez à suivre cette enquête malgré l’interdiction, et que vous avez reçu la visite d’une personne bien informée cette nuit même !

-   Je suis sûre que les habitants de Londres seront bien contents de savoir que la police est payée à surveiller des citoyennes innocentes.

-   Si ce n’est pas le cas, alors expliquez-moi ce que Bélial faisait chez vous cette nuit !

-   C’est que, voyez-vous, nous hébergions Sky pour la nuit, il fait vraiment froid dehors, en ce moment, et un peu de repos lui ferait du bien. Bélial s’inquiète pour lui et est simplement passé prendre de ses nouvelles. Rien de plus qu’une petite manifestation d’amitié, vraiment.

Postelthwaite avait l’air sur le point d’entrer en combustion spontanée. Cependant, il se tourna vers Sky pour obtenir confirmation. L’ange déchu, adossé à l’un des accoudoirs de son fauteuil et les pieds contre l’autre, n’avait pas vraiment l’air passionné par la conversation. Quand on lui demanda si Bélial était bien venu le voir, il se contenta de hausser les épaules et de détourner le regard, comme si tout ça l’ennuyait (ce n’était pas vraiment le cas, il voulait vraiment savoir ce qui se passait, mais le superintendant ne lui était pas sympathique du tout). Postlethwaite allait exploser, et Judy trouva plus judicieux de ramener la conversation sur le sujet précédent :

-   Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il s’est évadé ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?

-   Rien du tout, reprit le superintendant, un peu calmé. Il semblait très discret, et ne pas du tout se soucier de ses camarades d’infortune. Ni des autres prisonniers. D’ailleurs, c’est étrange, personne ne faisait attention à lui non plus. Et puis sans prévenir, il s’est enfui. On ne sait même pas vraiment comment.

-   Sans prévenir ? marmonna Bélis. Vous auriez pas voulu qu’il vous envoie un faire-part, non ?

Judy et Sky dissimulèrent leur rire comme ils purent, l’une dans sa tasse de thé, l’autre dans sa manche. Postlethwaite n’eut pas l’air de le remarquer, et il continua un moment sur le fait qu’il fallait attraper Ama le plus vite possible, insistant bien sur le fait qu’il fallait que Judy l’aide, parce qu’elle l’avait déjà retrouvé une fois, même si, précisa-t-il, elle avait interdiction formelle de s’occuper de cette enquête, et d’ailleurs ce n’était qu’une question de temps pour que la police ne fasse les mêmes découvertes qu’elle, ils avaient juste pris un « raccourci » en la suivant. Les trois l’écoutèrent déblatérer un bon moment ses idioties qui se résumaient à « Scotland Yard réunit les plus grands cerveaux et les policiers les plus compétents » et « Judy Lynch n’est rien d’autre qu’une grosse veinarde », avec une touche de « nous avons besoin de votre aide, mais c’est nous qui vous faisons une fleur ». La détective le laissa déblatérer un moment, puis, en ayant apparemment assez, se leva et annonça :

-   Si vous voulez vraiment que je travaille avec vous, John, il va falloir vous montrer plus galant, et payer nos honoraires. Je ne travaille pas pour rien pour les gens que je n’aime pas, et vous vous êtes montré moins que poli la dernière fois que nous avons eu affaire ensemble. Je vous enverrai la note, ne vous en faites pas.

Sur ces mots, elle s’empressa de sortir, Bélis et Sky juste derrière elle. Bien leur en prit ; un lourd dictionnaire heurta la porte alors qu’ils l’avaient à peine refermée. LA coopération n’avait pas duré longtemps…

 

Une fois dehors, et après avoir battu le record de vitesse entre le bureau du superintendant et la porte d’entrée, Judy et Bélis résolurent d’aller rendre Sky à Samuel, qu’il le veuille ou non. Ca tombait bien, il était d’accord pour aller se mettre à l’abri, et accessoirement passer quelques jours au chaud au lieu de traîner dans la rue la nuit. Comme aucun fiacre n’était disponible, ils entreprirent donc de remonter le Strand vers l’Est. Et tout en marchant, ils appliquèrent la méthode préférée de Judy pour démêler toute cette histoire, à savoir en discuter. Judy attaqua :

-   Alors comme ça, la panthère s’est évadée ?

-   C’est pas tellement difficile, remarqua Sky. Si on est suffisamment motivé, il est parfaitement possible de s’échapper de leurs prisons avec un minimum d’efforts et de matériel.

-   Qu’est-ce que t’en sais ? Tu y as déjà été ? demanda Bélis.

-   Une ou deux fois. C’est presque vivable. Et pas très surveillé.

-   Mais il doit y avoir une raison, dit Judy comme pour elle-même. Une raison logique. Pourquoi est-ce qu’il serait resté bien sage dans sa prison pendant tout ce temps, et qu’il décide de s’évader maintenant ?

-   Peut-être qu’il a pas décidé maintenant. Peut-être qu’il avait prévu son évasion depuis un moment, mais qu’il avait pas pu la mettre en œuvre, remarqua Bélis.

-   Hmmm… si ce que Sky dit est vrai…

-   Ca l’est, interrompit l’ange déchu.

-   Donc comme ce que Sky a dit est vrai, il ne doit pas avoir prévu un plan des semaines à l’avance. A mon avis, il a sagement attendu.

-   Mais attendu quoi ? demanda la semi-nymphe. Après tout, c’est pas comme s’il était mal dans sa prison, Postlethwaite a dit qu’il était très tranquille et que les autres le dérangeaient pas.

-   Non en effet. Ca ne doit pas être parce qu’il était maltraité. Donc une raison externe. Quelque chose qui ait un lien…

Ils réfléchirent tous les trois un moment.

-   Et si, se demanda Bélis à voix haute, et si ça avait un lien avec le corps qui a été découvert à l’aérodrome ?

-   Il ne peut pas l’avoir tué, en tous cas, objecta Judy. Il s’est évadé hier dans la nuit, et hier soir, Nora était déjà au courant.

-   Mais ça veut dire que votre ange déchu criminel a repris du service, fit noter Sky. Il a recommencé à tuer, et du coup, l’un de ses copains s’évadent. Si le Yard ne fait pas un minimum attention, les autres risquent de suivre son exemple…

Quelques nouvelles minutes de réflexion intense de la part de chacun. Puis Bélis remarqua, songeuse :

-   Dis, Judy ? Tu te souviens de quand on l’a capturé, Ama ?

-   Oui, quoi ?

-   Il avait l’air bien pressé de se dénoncer. Comme s’il voulait pas qu’on cherche son chef. En fait, il avait l’air plutôt content…

-   Il s’était dévoué, oui. Si ça se trouve, ils l’avaient prévu depuis un bon moment, pour couvrir leur fuite et avoir le temps de dissimuler leurs réserves et le reste.

-   Mais s’ils l’avaient prévu de longue date, pourquoi Ama se serait-il échappé ? objecta Judy. Et si c’est le cas, pourquoi les meurtres ont-ils recommencé ? Pourquoi Cassiel s’est-il remis à la drogue ?

-   Il faudrait déjà être sûr qu’il s’agisse de Cassiel, intervint Sky, et pas d’un admirateur, un imitateur, ou juste quelqu’un qu’il a engagé pour vous rendre dingue, toutes les deux.

Nouvelle session de réflexion.

-   D’un côté, on a des morts qui sont morts de la même manière que Cassiel, récapitula Bélis. De l’autre, on a Ama qui s’est évadé, mais après. Et on a pas la certitude que ce soit Cassiel.

-   Bélial a dit que c’était Cassiel, ou en tous cas, que les démons le pensaient, non ? demanda Judy.

-   Elle a dit qu’il s’agissait sûrement de lui, et qu’il n’allait pas me tuer, répondit Sky.  C’est tout ce que j’ai retenu.

-   Bon… Cassiel est probablement derrière tout ça. Il n’y a pas trente-six personnes dans Londres qui seraient assez folles pour tuer des gens et utiliser de la drogue…

-   On est sûres qu’il s’agit de drogue ? demanda encore Judy.

-   Apparemment. Enfin d’après ce que Bélial a dit. Si c’était pas le cas, je vois pas pourquoi elle serait venue nous chercher…

-   Tu marques un point… Il va falloir recontacter Fredericke et retourner à la chasse à l’ange déchu…

Tout en parlant, ils avaient progressé dans Fleet Street, et Bélis arrêta un fiacre providentiel, pour éviter de parcourir à pied la distance jusqu’à Whitechapel et Cecil Street, qui était encore fort longue. Le cocher grimaça à l’annonce de l’adresse, mais un regard noir et une menace bien placée suffirent à le convaincre. Dix petites minutes plus tard, ils débarquaient tous les trois chez Samuel. L’homme à la chevelure rousse les accueillit aimablement dans son bureau, leur promit qu’il allait garder un œil sur Sky, et le retenir à l’intérieur aussi longtemps que nécessaire. Il ajouta qu’il connaissait suffisamment de moyens de l’attacher pour qu’il ne puisse pas s’enfuir si jamais l’envie lui prenait d’aller faire un tour. Sky se contenta de remarquer que non, il n’avait pas envie de gambader dans la neige, de toute façon il n’aimait pas ça, la neige, et qu’il préférait encore rester ici à raconter des histoires sur le bon vieux temps.

Après s’être assurée que Sky allait être en sécurité pendant un moment, Judy raconta en quelques mots à Samuel ce qu’elles avaient appris depuis la veille. Il leur promit de garder l’œil ouvert, de veiller sur tous ses pensionnaires, et de les tenir informées si jamais il apprenait quoi que ce soit d’inhabituel. Lui et Sky les saluèrent, et elles repartirent. Mais cette fois-ci, quelle piste explorer ? Elles savaient qui était derrière tout ça, mais elles n’avaient strictement aucun indice à suivre, rien. Elles savaient également comment il commettait ses crimes, mais ça ne les aidait pas vraiment.

 

En fait, Ama s’était évadé parce qu’il savait que Cassiel allait avoir besoin de lui. Les rumeurs voyagent vite, en prison comme à l’extérieur, et il avait été au courant presque immédiatement qu’un nouveau corps avait été découvert, et dans quelles circonstances. Maître Cassiel allait avoir besoin de lui. Ce n’était plus la peine de faire semblant d’être le responsable, maître Cassiel en avait décidé autrement, il avait décidé qu’il fallait recommencer à apprendre à ces stupides mortels le véritable prix de la paix après la mort. Et donc, il allait avoir besoin de la présence de son fidèle subordonné à ses côtés. Et donc, il s’était échappé. Pas de plan mis au point, rien. Il fallait qu’il s’échappe pour maître Cassiel, et il s’était échappé. Tous ceux qui avaient tenté de l’arrêter avaient été impitoyablement mis hors d’état de nuire, dans la prison comme au dehors. Il avait ainsi laissé derrière lui trois gardes et une demi-douzaine de voyous. Personne ne lui avait communiqué où se trouvait la nouvelle cachette de son maître, mais il n’avait pas besoin de ces délateurs à la petite semaine. Pour une fois, il était content d’être un changeforme. Il lui avait suffi de se baser sur son sens de l’odorat et de remonter la piste de son maître avec une facilité effrayante, pour, en quelques heures à peine, trouver la nouvelle cachette, et s’y introduire, malgré les gardes (des nouveaux, qui ne le connaissaient pas et ne l’auraient jamais laissé entrer). Cassiel était là, comme il s’y attendait – non, comme il le savait. Il avait accueilli le retour de son fidèle second avec son flegme coutumier, et Ama aurait pu le jurer, un peu d’étonnement. La panthère lui expliqua rapidement que la police était de nouveau sur ses traces, ainsi que les démons et les anges, et que cette fois-ci, ils allaient avoir beaucoup moins de difficultés à le trouver, puisqu’ils savaient déjà qui chercher. Cassiel le rassura. Cette fois-ci, il s’était préparé à cette éventualité, et bien malin celui qui pourrait le trouver, ange ou pas ange. Ama le prévint aussi que « les deux petites détectives de la dernière fois » étaient également à ses trousses, et qu’elles, n’ayant pas forcément les mêmes méthodes que l’ « Armée du Sacro-Saint Equilibre », risquaient de les trouver, ne serait-ce que par hasard. Cassiel lui ébouriffa les cheveux d’un geste presque affectueux (s’il n’avait pas été Cassiel, il lui aurait fait un gros câlin, pour le rassurer) et lui assura que les deux détectives ne leur poseraient aucun problème. En fait, il allait s’en occuper dès maintenant, et les débarrasser une bonne fois pour toutes du problème. Envoyer quelqu’un s’occuper d’elles n’était pas vraiment difficile, après tout… Et il avait justement sous la main quelqu’un qui avait un compte à régler avec elles…