Sweet Dreams

Chapitre 19

Comme tous les soirs depuis quelque temps, Judy consultait ses notes sur une enquête qu’elle poursuivait, en collaboration avec un autre détective. Un cambrioleur vidait systématiquement les coffres de toutes les maisons les plus riches de Londres, et il ne laissait rien derrière lui, rien du tout. Pas la moindre empreinte, pas le moindre petit indice. Un vrai courant d’air. Et pour l’instant, ils pataugeaient tous les deux autant l’un que l’autre. Pourtant, dans cette affaire, quelque chose la taraudait, une vague idée sur laquelle elle n’arrivait pas à mettre le doigt. Elle aurait bien demandé à Bélis, mais la semi-nymphe était sortie plus tôt dans la soirée en arguant qu’elle avait encore des trucs à faire, et qu’il fallait qu’elle s’en occupe toute seule. Charabia qui n’avait eu comme effet que de donner envie à Judy d’en savoir plus. Mais pas d’enquête sur les amis, sauf dans certains cas (comme la drogue), c’était son credo. Elle en était donc réduite à se ronger les sangs, se creuser la tête, et tenter d’obtenir une idée lumineuse en discutant avec Menthe. Qui, il faut bien le dire, n’en avait pas grand-chose à faire de l’affaire en question, et était plus occupée à démonter un vieux réveil qu’à écouter les divagations de son amie. Judy la prévint que si jamais elle retrouvait de nouveau une roue dentée dans le fauteuil, une certaine mécanicienne allait se faire plier en huit. Menthe haussa les épaules, les menaces du genre ne lui faisaient pas peur.

Comme à chaque fois qu’elles étaient bien occupées à faire autre chose, quelqu’un vint frapper à la porte, et Judy se dit vaguement qu’un(e) secrétaire qui filtrerait les visiteurs serait un luxe intéressant. Posant ses notes en vrac, elle alla ouvrir, pour se retrouver face à Ravel. Le gamin avait visiblement l’air préoccupé par quelque chose, et pas vraiment rassuré. Il tripotait son chapeau, et fixait ses pieds avec obstination. De ses balbutiements et ses marmonnements, Judy comprit qu’il voulait qu’elle le suive, vite, parce qu’il y avait un problème. Elle s’enveloppa dans son manteau, et le suivit dans les escaliers, puis dans la rue. Là, il la guida à allure soutenue jusque dans une petite cour. Elle hésita avant de le suivre. Mais elle était vraiment curieuse de savoir ce qu’il lui voulait, et pourquoi il lui avait demandé de sortir à cette heure, et donc elle le suivit.

Il n’y avait rien dans la cour, rien de rien. Elle se demandait déjà ce qui pouvait bien passer par la tête de Ravel, quand la lumière des becs-de-gaz disparut d’un coup. Elle pensa d’abord à une panne, mais en se retournant, elle vit une immense silhouette qui bloquait l’issue de la cour. Une immense silhouette, avec un kilt. Et un immense couteau. L’Ecossais Fou. Il l’attendait, et elle s’était bien gentiment jetée dans le piège. Elle se retourna vers Ravel, furieuse, et il tenta immédiatement de s’expliquer :

-   J-Je suis désolé ! Mais… il a d-dit que si j-je t’amenais p-pas, il allait me c-couper t-tous les doigts, et me j-jeter dans la T-Tamise !

Judy fit un signe signifiant « on en parlera plus tard » et se retourna vers son adversaire. Adversaire qui avait déjà avancé d’un bon mètre et avait levé son arme d’une manière très menaçante. Comment s’en sortir, elle n’en avait pas la moindre idée. Scott avait un sérieux grain, et il pouvait faire des dégâts avec son couteau, elle l’avait déjà expérimenté. Elle ôta le manteau qui gênait ses mouvements et se prépara à la première attaque. Qui arriva presque aussitôt. Une attaque brutale, faite pour poignarder et se débarrasser immédiatement de son ennemie. Judy recula précipitamment pour l’éviter, et elle faillit y réussir, si Ravel ne s’était pas tenu derrière elle. Le couteau s’enfonça juste sous son sein gauche, peu profondément, et ils s’écroulèrent tous les deux sur les pavés. L’Ecossais marcha sur eux avec un sourire qui faisait peur, et lécha sa lame. Il plongea sur ses victimes, avec une rapidité étonnante pour sa taille mais Judy l’accueillit de ses talons, qu’elle lui planta sous le sternum, le bloquant dans sa course. Le poids très important de l’homme lui donna l’impression que ses deux tibias allaient se rompre, mais ils tinrent bon. Second effort, le repousser, ce qui n’était pas une tâche facile, surtout que le choc qui lui avait coupé la respiration ne l’avait quasiment pas arrêté, et il avait l’air prêt à la découper en petits morceaux. Elle allait lâcher prise et se retrouver munie de quelques boutonnières supplémentaires, quand Ravel vint à son aide, et l’aida à repousser l’énorme agresseur. Pas de quoi pavoiser, il se contenta de tituber de quelques pas en arrière, mais cela suffit à Judy pour se relever. Comme une idiote, elle n’avait pas pris son sac en sortant, pensant qu’elle n’en avait que pour quelques minutes, et elle n’avait pas d’arme sur elle. Elle se tourna rapidement vers Ravel, mais il secoua la tête : lui non plus n’avait pas d’arme. Scott les regarda avec le même sourire de fou qui allait quasiment d’une oreille à l’autre, et fit aller et venir sa lame devant ses yeux. Deux petites créatures sans arme, d’environ deux têtes de moins que lui, et qui à elles deux devaient peser moins que lui ? D’accord, il avait raté son premier coup, mais elles n’avaient nulle part où aller, et il allait en faire son affaire très rapidement. Il s’avança vers Judy et Ravel, et ils reculèrent. Il avança, ils reculèrent encore. Ce pas de deux se poursuivit sur quelques mètres, le temps qu’ils se retrouvent le dos au mur. Plus d’échappatoire. Et à lui la découpe, le sang, et les félicitations de Cassiel. Bon. D’abord, les blesser suffisamment pour qu’ils ne se débattent pas trop. Et s’en prendre à la fille en premier, elle était plus dangereuse. L’autre ne ferait rien. Il leva son couteau une fois de plus, savourant le regard terrifié de ses victimes. La lame s’abattit… et alors qu’elle allait atteindre la détective, se retrouva prise dans les mâchoires d’une énorme clé à molette. Tenue par Menthe, qui avait l’air extrêmement furieuse. Elle plia l’immense Ecossais en deux d’un coup de pied bien placé, et en profita pour resserrer les mâchoires de son outil d’un mouvement expert. Un simple geste du poignet suffit à arracher le couteau des mains de son propriétaire. Judy et Ravel voulurent s’échapper, mais avec une rapidité surprenante, l’Ecossais se redressa et se jeta sur eux. Cette fois-ci, plus question de subtilités avec une petite lame et de coupures pour jouer. Il avait très mal et il était très furieux. Très, très furieux. Menthe, Judy et Ravel étaient coincés dans une petite cour sans aucune issue, avec une bête enragée qui allait vraisemblablement leur arracher les membres et les broyer. Il fonça sur eux dans le but de les écraser. Ils eurent juste le temps de se pousser hors du chemin, et l’Ecossais alla s’écraser tête la première dans une pile de cageots. Dommage, ils n’auraient pas la chance de le voir s’assommer contre les briques… Il les chargea à nouveau, et réussit cette fois à plaquer Menthe, qui se défendit d’un coup de clé certes bien appliqué, mais apparemment inutile. Les grandes mains se refermèrent sur sa gorge et entreprirent de serrer. La mécanicienne se débattit, griffa, donna des coups de pied et tenta de mordre, même, mais l’autre était bien trop gros et trop lourd pour qu’elle fasse quelque chose. Elle commença à suffoquer. Judy et Ravel tentèrent bien de lui faire lâcher prise, mais sans cesser une seconde de peser sur la gorge de Menthe d’une main, il les balaya de l’autre comme s’ils n’étaient que d’innocents petits chatons qui voulaient jouer. La tête du gamin heurta le sol avec un bruit qui effraya Judy, mais elle n’avait pas le temps de vérifier qu’il allait bien. Elle sauta sur le dos de l’Ecossais et entreprit de desserrer ses mains, sans parvenir à autre chose que laisser de profondes marques d’ongles sur ses poignets. Il sembla toutefois qu’elle réussit à desserrer un petit peu son étreinte, car Menthe, qui était presque inconsciente la seconde d’avant, se remit à frapper et à se débattre. Mais Scott se remit à l’ouvrage, pesant de tout son poids, malgré Judy qui le frappait maintenant de ses poings fermés, aussi fort qu’elle le pouvait. Menthe recommença immédiatement à suffoquer, et elle perdit connaissance presque aussitôt. C’est alors que quelque chose heurta la tête de Scott. Et encore. Et encore une fois. Une véritable grêle de coups, qui eurent l’air beaucoup plus efficaces que les tentatives de Judy. Et pourtant, cela ne suffisait pas, il ne faisait que desserrer un peu sa prise. Un coup de feu retentit, et cette fois-ci, Scott relâcha sa proie et bascula en arrière. Judy dut sauter de côté pour éviter d’être coincée sous l’énorme écossais. Elle leva les yeux, et vit Bélis devant elle, son mortel sac à la main. Et derrière elle, l’arme sortie, prête à tirer encore… l’inspecteur Jude Smith, Smith n°3, lui-même. Avec l’aide de Bélis et Judy, il fit rouler Scott, qui était plus ou moins inconscient, sur le ventre, et lui boucla les menottes aux poignets. Alors que Judy avait encore à digérer la surprise de voir l’Irlandaise et son pire ennemi voler à leur secours au moment opportun, Jude tira d’une poche un sifflet, souffla énergiquement dedans, obligeant les filles à se boucher les oreilles, et réveillant plus ou moins Scott, qui grogna et se mit immédiatement à tirer sur la chaîne des menottes. En quelques minutes à peine, la cour fut envahie de constables en uniforme. Ils entourèrent l’Ecossais fou, l’enchaînèrent encore par mesure de précaution, à tel point que les menottes montaient jusqu’à ses coudes, puis se mirent à six pour le remettre sur pied. Il tenta bien de se débattre et de les frapper à coups de pieds, mais les pistolets pointés sur lui, bien plus que les coups de matraque qu’il reçut en retour, le dissuada de continuer. Une nuée de pèlerines l’entoura bien vite, et tout le groupe disparut d’un bloc, vraisemblablement vers Scotland Yard.

A peine Scott avait-il été touché, que Judy s’était précipitée pour vérifier que Menthe allait bien. Bon, elle respirait encore. Elle aurait très certainement besoin de soins rapides, mais au moins, elle était vivante. Bélis s’occupait de ranimer Ravel de quelques gifles légères et il ne tarda pas à rejoindre le monde des conscients. Jude refusa toute explication sur sa présence au bon endroit et au bon moment, et se contenta de leur dire qu’à son avis, tous les quatre n’étaient plus en sécurité chez eux, donc ni sur Fleet Street, ni à Covent Garden, et qu’il valait mieux qu’ils aillent se mettre au vert jusqu’à ce que Scotland Yard mette la main sur Cassiel. Judy se retint de mentionner que dans ce cas, ils feraient aussi bien d’aller élever des moutons dans les landes, puisqu’ils risquaient fort de ne jamais revoir Londres. Mais ça n’aurait pas été très aimable vis-à-vis de leur sauveur. Elle se contenta donc d’aller remettre Menthe sur ses pieds et de la soutenir. Ensemble, ils reprirent le chemin de l’appartement.

Une fois relativement à l’abri des éventuels autres tueurs, Jude, Bélis et Menthe s’empressèrent de jeter quelques affaires dans différentes valises. Ravel resta à l’extérieur à patienter avec Smith n°3. Le silence lui pesait un peu, mais il ne savait pas trop quoi dire à l’inspecteur, et s’attendait à peu près à se faire arrêter d’un instant à l’autre. Il se contenta donc de contempler le plafond d’un air profondément intéressé, tandis que Jude manifestait son impatience en tapotant sur le cadre de la porte. Ils entendirent un vacarme assez conséquent, des tiroirs ouverts et refermés, des chocs, à croire que quelqu’un était en train de se battre là-dedans. Mais non, les trois filles ressortirent en traînant deux petites malles avec elles. Jude se contenta d’un signe de tête, et mena la marche vers l’extérieur. Ravel n’osa pas proposer de les aider à porter.