Sweet Dreams

Chapitre 7

Le lendemain matin, très tôt, on vint apporter un télégramme à Judy. Elle le dépiauta tout en buvant son thé matinal, et lança à Bélis, qui se débattait entre son ouvrage et un scone beurré :

-   Il va falloir bien s’habiller, tout à l’heure. On nous convoque.

-   Si tu me dis que votre Reine nous demande de retrouver les bijoux de la Couronne, je vais éclater d’un grand rire moqueur.

-   Irlandaise, tu blasphèmes. On ne parle pas de la Reine comme ça.

-   Alors, qui nous convoque ? demanda la semi-nymphe qui avait finalement triomphé de son petit déjeuner

-   Mr et Mrs Colman. Ils nous demandent de venir en toute discrétion chez eux ce matin, pour discuter de l’affaire. Ils nous demandent de faire preuve de discrétion.

-   O joie, un voyage dans le beau monde ! 

Une demi-heure plus tard, les deux jeunes filles quittaient leur domicile. Pour l’occasion, elles avaient fait des efforts vestimentaires ; Judy portait une robe d’un joli bleu, avec corset, drapé autour de la taille, et manches arrondies, ornées de broderies. Ce qu’elle trouvait très contraignant à porter, d’ailleurs. Bélis portait une robe beaucoup plus simple, du même vert que ses yeux, également brodée, de trèfles et autres motifs du genre, et beaucoup plus pratique à porter de l’avis général. Les deux portaient également des manteaux courts, également ornés, des chapeaux à bords larges, portant, comme la mode le voulait, des pièces métalliques de formes diverses, et des gants. Leurs vêtements habituels, plus simples, ne leur auraient pas permis de passer inaperçues dans un quartier aussi huppé que celui où elles se rendaient.

Leur fiacre les laissa sur Great Russell Street, en face du British Museum. Elles descendirent l’avenue jusqu’à l’adresse indiquée, une grande maison de style Queen Anne, ornée de tourelles d’angles, de baies en relief, et d’assez d’éléments architecturaux pour en recouvrir totalement Buckingham Palace. Un vrai délire architectural, peint dans des teintes roses et blanches. Le tout était installé au milieu d’un petit parc, traversé par une allée bordée de buissons artistiquement taillés.

Judy fit sonner la cloche accrochée au montant du portail. Un majordome vint les chercher et les guida à travers le jardin, vers la maison. Elles montèrent les marches devant la porte d’entrée, intimidées. Cette demeure criait la richesse de ses propriétaires par toutes ses fenêtres et ses portes. Elles n’avaient pas vraiment l’habitude de se retrouver dans une maison aussi cossue, ni en compagnie de personnes de la haute société, et elles avaient un peu peur de faire une gaffe. Le majordome les abandonna dans un hall circulaire, les laissant admirer la décoration, et surtout la fontaine intérieure dont le clapotement les agaçait plus qu’autre chose. Elles restèrent plantées là environ deux minutes, n’osant pas bouger de peur de casser un des vases posés sur les rebords de fenêtre. Le moindre de ces bibelots devait coûter autant d’argent qu’elles gagnaient en un an…

Le majordome revint bientôt les chercher, et les pria de le suivre. Il les conduisit dans la serre à l’arrière de la maison, où Mrs Colman était en train de tailler ses rosiers. En les voyant, elle posa ses cisailles ; elle avait l’air à la fois soulagée de les voir, et un peu craintive, étrange mélange. Judy s’inclina poliment, immédiatement imitée par Bélis. Mrs Colman les fit s’asseoir à la table du salon de jardin, et leur servit elle-même du thé. Judy se risqua à demander :

-   Veuillez m’excuser, Mrs Colman, mais… votre mari ne veut-il pas assister à la conversation ?

-   A vrai dire… Il n’est pas au courant de votre présence ici. Je doute qu’il approuve ce que j’ai à vous dire…

Judy n’osait pas dire grand-chose, le sujet était plutôt délicat. Mais si leur cliente tenait à leur confier quelque chose que son mari n’était pas censé savoir, l’information pouvait être intéressante, et les aider à progresser. Elle la rassura donc :

-   Ne vous en faites pas, nous n’en dirons rien à Mr Colman. Tout restera entre nous trois, vous en avez ma parole.

-   La mienne également, ajouta Bélis.

Visiblement rassurée, Mrs Colman prit une gorgée de thé et, ayant visiblement rassemblé le courage nécessaire, leur dit :

-   Vous savez, Stephen, mon mari, aimait notre fille plus que tout. Il n’aurait… pas vraiment admis… qu’elle n’était pas toujours aussi parfaite qu’il le pensait… Je sais que c’est cruel de dire du mal des morts, surtout de son propre enfant… vous devez certainement penser que je suis un monstre, mais… Mais il faut que j’en parle à quelqu’un. Cela fait trop longtemps que cela me torture.

Judy se garda bien de dire quoi que ce soit. Maintenant que Mrs Colman était lancée, l’interrompre couperait toute son inspiration, et elle ne leur confierait rien. Elle se contenta donc d’un bref hochement de tête, et la laissa continuer :

-   Vous savez… ces derniers temps, Deirdre avait… des fréquentations étranges. Je veux dire, pas vraiment convenables pour une fille de bonne famille. Elle fréquentait des gens bizarres, et qui… n’appartenaient pas vraiment à notre niveau social. Des gens étranges. Elle sortait parfois toute seule et sans chaperon, pour rencontrer des personnes que nous n’avons même jamais vues.

-   Vous ne savez rien du tout sur ces personnes ?

-   Eh bien… J’ai rangé ses affaires, il n’y a pas longtemps. Vous savez… garder autant de souvenirs, ce n’est pas bon, c’est ce qu’on dit… après un décès…

Elle étouffa un sanglot. Judy s’attendait à ce qu’elle fonde en larmes (ce qui aurait été compréhensible !), mais elle se reprit.

-   Enfin… en rangeant son secrétaire, je suis tombée sur son journal intime. Je… je l’ai feuilleté, je me suis dit qu’il pouvait y avoir des indications qui pourraient me permettre ce qui lui était arrivé… Et j’ai trouvé ceci.

Elle sortit d’une poche de sa robe une feuille de papier soigneusement pliée, qu’elle donna à Judy. Celle-ci la déplia. C’était visiblement une page qui avait été arrachée à un carnet. Elle ne comportait que trois lignes, qui disaient :

Cathédrale Saint-Paul

Devant l’autel

13-11-12

Judy l’étudia un instant, et marmonna :

-   Le début est assez simple. Visiblement, elle avait rendez-vous à quelqu’un à la cathédrale. Bon choix : beaucoup de monde, personne n’aurait remarqué quoi que ce soit d’inhabituel. Mais les chiffres ? Une date ? Un code ?

-   Je ne sais pas, franchement.

-   Ne vous en faites pas. Nous trouverons ce que cela signifie. Puis-je garder ce papier, Mrs Colman ?

-   Bien sûr, allez-y.

Judy glissa la feuille dans sa poche. Elles bavardèrent encore un peu mais, l’heure avançant, Mrs Colman craignit que son mari ne rentre de son usine et ne surprenne les deux détectives. Bélis, l’ayant bien compris, fit discrètement signe à Judy, et les deux prirent congé. Au moment de partir, toutefois, leur hôte les retint :

-   Je voulais également vous dire… Je me suis permis de parler de votre enquête à l’une de mes connaissances… En fait, il est davantage un ami qu’une connaissance… Et elle l’intéresse au plus haut point. Je souhaiterais vous le présenter à l’occasion.

-   Ce sera avec plaisir. Vous savez où nous trouver !

Elles saluèrent Mrs Colman, et le majordome, réapparu comme par magie, les réaccompagna jusqu’à la grille. Dès qu’elles furent sorties de la propriété, Bélis demanda :

-   Ca y est ? On rentre et on enlève ces robes ?

-   Pas tout de suite. Le Sky m’a donné des idées, et tant qu’à faire, autant y aller tout de suite.

-   Qu’est-ce que tu mijotes ?

-   Il nous a bien dit de nous adresser à quelqu’un qui avait des connaissances différentes en médecine, non ?

Bélis acquiesca.

-   Or, qui connaissons-nous comme médecin ?

-   Tu parles de… ?

-   Exactement.

-   Je te parie ce que tu veux qu’il refuse.

-   Demander ne coûte rien.

-   Venant de lui, je dirais plutôt que ça va te coûter un coup de pied aux fesses…

-   C’est ce qu’on verra !

 

Trois quarts d’heure de fiacre plus tard, elles se retrouvèrent au fameux aérodrome de Southwark, situé sur l’emplacement de l’ancien parc du même nom. Il s’agissait d’un immense terrain parcouru de quais, de structures d’amarrage, de hangars et de bureaux, destiné aux petites compagnies indépendantes qui organisaient en général des navettes vers une ou deux destinations, contrairement aux gares dispersées dans Londres, et à une partie des bassins, qui accueillaient les zeppelins des compagnies appartenant à l’Etat. Les immenses dirigeables pouvaient rester « à quai » le temps que leurs propriétaires le désiraient, et leurs marchandises pouvaient être stockées dans leur entrepôt attitré, pour un prix modique. Un certain nombre de personnes qui ne supportaient pas l’envahissement de la ville par un aérodrome et préférant certainement le vert feuillage des arbres au gris des zones d’atterrissage, avaient hurlé au massacre des espaces verts, mais les profits engrangés les avait rapidement fait réduire au silence.

En tous cas, cet étrange patchwork de grandes zones de terre battue, de dalles de ciment, et de bâtiments en tôle, était un endroit bien inattendu pour chercher un médecin. Et pourtant… Grâce aux indications d’un employé serviable qui les prit pour deux respectables ladies, Bélis et Judy trouvèrent assez facilement l’endroit où était amarré un dirigeable sur lequel étaient peint un immense drapeau écossais, et les mots « The Flying Scotsman ». Difficile de deviner la nationalité du propriétaire, vraiment… Et contrairement aux autres compagnies, le propriétaire de cette toute petite compagnie qui faisait la liaison entre Londres et Glasgow, et transportait passagers et marchandises, était… une femme. Très étonnant en cette époque, et pour ce métier, mais Nora McLeod n’était pas vraiment le genre de personnes qu’on croisait tous les jours… ni qu’on oubliait après coup. Tous ceux qui croisaient cette immense écossaise (elle dépassait tout de même les deux mètres !), rousse comme un feu de broussailles, et drapée dans une veste en cuir et une grande jupe en tartan, ne pouvaient pas l’oublier. Elle pilotait elle-même son zeppelin, avec la force nécessaire que ça impliquait, et surtout avec une jovialité et une bonne humeur permanente. Depuis quelque temps, elle avait plus ou moins recueilli un passager malchanceux qui n’avait pas son billet, et l’avait employé pour lui donner un coup de main, et accessoirement avoir à bord quelqu’un qui s’y connaissait en médecine. C’était ce médecin que Judy et Bélis venaient voir. Pour une bonne raison : le médecin adoptif de Nora était indien, et en tant qu’indien, avait beaucoup plus de connaissances en magie que les médecins anglais, qui ne se préoccupaient que de science.

Elles tombèrent presque tout de suite sur Nora, qui les gratifia d’une étreinte amicale à leur casser les côtes. Elle les toisa des pieds à la tête, et s’exclama :

-   Dites donc, les filles, vous êtes toutes mignonnes ! C’est pour moi, les robes ?

-   Si on avait voulu te faire honneur, on serait venues en kilt, répondit Bélis, amusée.

-   Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

-   Nous souhaiterions parler à Akhilesh, si ça ne t’embête pas.

-   Pas de problème. Tout le monde à bord !

Elle leur fit escalader la passerelle, et les emmena dans le poste de pilotage. Un homme de taille moyenne, aux longs cheveux noirs tressés et aux yeux tout aussi noirs, habillé à l’occidentale, était confortablement installé dans un fauteuil, un gros chat roux et blanc endormi sur les genoux. Son teint basané contrastait avec le teint pâle de Nora, et il portait les couleurs de sa caste, vert et noir. L’Ecossaise s’exclama :

-          Regarde qui est venu te rendre visite, Akhilesh !

Il  tourna la tête vers les nouvelles venues, et son visage se ferma immédiatement. Judy ne se laissa pas abattre par cet accueil glacial, et elle le salua tout de même. Bélis, elle, était immédiatement allée voir un second chat, un gros matou noir charbon qui dormait dans un panier. Nora encouragea :

-   Vas-y, dis-lui ce qui t’amène !

-   M’intéresse pas, marmonna Akhilesh.

Nullement désarmée, Judy résuma l’affaire en quelques mots, insistant bien sur l’importance de découvrir ce qui était arrivé aux victimes, de rendre justice, et qu’aucun autre médecin n’avait été capable, ni de découvrir ce qui s’était passé, ni de supporter ce qu’ils avaient découvert. Akhilesh se contenta de hausser les épaules, visiblement peu intéressé, et continua simplement de caresser le chat. Elle insista :

-   Nous avons besoin de ton aide, Akhilesh. Vraiment. Est-ce que je dois supplier ?

-   Ce n’est pas la peine. Je ne t’aiderai pas.

-   Tu fais toujours la tête à propos de cette histoire ? intervint Nora.

-   Elle m’avait arrêté injustement, je te rappelle.

-   C’était il y a des années ! Et je me suis excusée ! s’exclama Judy.

-   Et alors ? Ca se sait, maintenant. Tu as endommagé ma réputation !

Maintenant, Akhilesh était vraiment agacé. Pourtant, Judy insista :

-   Ecoute, je me suis excusée, et tu es encore en colère, tu as parfaitement le droit, je ne vais pas discuter. Mais il ne s’agit pas de moi, là.

-   Tu prétendrais faire ça pour la beauté du geste ?

-   Plutôt pour les victimes. On ne sait pas qui les a tuées, on ne sait pas comment, on sait juste que quelqu’un de sévèrement atteint les a mis à mort, et saignées à blanc ! Alors si ça n’est pas suffisant, qu’est-ce qu’il te faut ?

-   Et qu’est-ce que je pourrais y faire ?

-   Tu pourrais examiner l’un ou l’autre des corps, et voir ce que tu peux trouver qui pourrait nous faire avancer.

-   D’autres médecins l’ont déjà fait, je vois mal ce que je pourrais y changer, remarqua-t-il, l’air visiblement agacé que Judy ne comprenne pas.

-   Tu as bien davantage de connaissance et d’expérience en magie qu’eux. Tu pourrais certainement mettre en évidence des choses qu’ils n’ont pas vues.

Akhilesh réfléchit un moment, laissant Judy se tordre les mains d’impatience refrénée. Finalement, il laissa tomber :

-   Bon, j’irai voir ce que je peux faire. Mais je te préviens, je ne le fais pas pour toi. Je le fais pour eux.

-   Bien sûr. Pas du tout pour moi. Va voir le docteur Brendan Murphy, au Charing Cross Hospital, c’est lui qui s’occupe de l’affaire.

Akhilesh grogna un vague assentiment, et retourna à ses occupations, c’est-à-dire le chat sur ses genoux. Judy le salua et salua également Nora, qui répondit beaucoup plus joyeusement. Bélis reposa à regret le gros chat noir, qui miaula comme pour protester, dans son panier, et courut après la détective hors du dirigeable en criant un au revoir.