Sweet Dreams

Chapitre 24

Pendant plusieurs jours, il ne se passa rien du tout de palpitant ou de dangereux, et l’équipe de détectives de choc trouva ça très bien. Personne ne vint les massacrer dans leur lit, on ne les suivit pas (mais comme aucun d’eux ne sortit de la maison, c’aurait été un brin inquiétant d’être suivi dans la salle de bain), et personne ne les menaça de mort. Bélial vint les voir, à plusieurs reprises, amenant des provisions et des nouvelles : Sky avait été mis en sécurité chez une connaissance pour éviter que Cassiel ne décide de l’éliminer et de l’utiliser comme ingrédient, Lord Kaelan avait demandé de leurs nouvelles à Fredericke, Bhaal et lui réduisaient petit à petit la liste des cachettes possibles de leurs ennemis, mais ils avançaient lentement et risquaient de déplacer leur matériel, les cadavres se raréfiaient. Dans l’ensemble, de bonnes nouvelles. En plus, Bélial, qui sans qu’ils sachent comment, avait entendu parler de leurs difficultés financières, avait convaincu Michael, Lucifer ou elle ne savait qui, et ils avaient accepté de les payer pour les efforts mis dans l’enquête, ce n’était que justice, après tout. Il se contenta de fourrer l’argent dans son sac à main sans faire de manières. Bref, les choses se passaient bien. Ils passèrent ces jours de vacances forcées à se reposer, Judy remit ses notes à jour et fit de son mieux pour rattraper son retard dans les livres qu’elle avait prévu de lire depuis une éternité, Bélis crocheta une demi-douzaine de napperons et entama un châle, Menthe démonta tous les réveils qu’elle put trouver, et Ravel passa tout son temps ou presque à dormir et profiter de la paix et de la sécurité. En somme, de vraies vacances.

Judy était assise à la fenêtre, à regarder la neige tomber à la lueur d’un bec-de-gaz, quand un papier fut glissé sous la porte. Personne ne frappa, personne ne s’annonça, ils n’avaient même pas entendu de pas dans le couloir. Immédiatement, Menthe, qui était la plus proche et la plus rapide, ouvrit la porte, prête à se jeter sur l’intrus, mais il n’y avait personne. Elle ramassa alors le papier, et le lut à haute voix :

- « Rendez-vous demain, 8h, à Crystal Palace. Ne prévenez pas les démons. » Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

- Vraisemblablement que quelqu’un veut nous voir et nous fixe rendez-vous à Crystal Palace, répondit Bélis.

- Et tu crois vraiment qu’on devrait y aller ?

- J’en sais rien. Demande au grand chef Judy ?

- Bien. Qu’en pense le grand chef Judy ?

- J’en pense que ça ne serait pas très prudent d’y aller. Surtout qu’on nous demande expressément de ne pas prévenir Bélial et les autres. Je trouve ça très suspect.

- Et si c’était quelqu’un qui veut nous donner des informations ? objecta Bélis. Après tout, ça pourrait nous aider. Et puis, on est quatre, on est de taille, non ?

- Et s’ils sont plus que quatre ? S’ils sont vingt ? C’est trop dangereux.

- Ca suffit ! s’exclama Menthe. On va pas rester encore des années dans ce trou pendant que les démons font tout le boulot !

- Et tu veux quoi ? qu’on aille se faire tuer ? Je suis avec Judy sur ce coup. Si les démons nous planquent, c’est pas pour rien. J’ai pas envie de mourir jeune, moi ! Et rien ne nous dit qu’on ne tentera pas de nous tuer dès qu’on y sera !

- Et moi, j’en ai marre de rester enfermée à les laisser faire. C’est pas une question de gloire, c’est une question que Cassiel nous a cherchées, et qu’on ne répond pas, alors qu’on devrait !

Elle attendit un moment, bras croisés de manière défensive, qu’on lui réponde, mais Judy et Bélis se contentèrent de la regarder. Ravel avait apparemment décidé une bonne fois pour toutes que ça n’était pas ses affaires tant qu’on ne le traînait pas de force avec, et faisait de son mieux pour paraître absorbé dans un livre qu’il tenait à l’envers. Finalement, elle froissa le papier dans son poing serré et s’écria :

- Si vous ne voulez pas y aller, moi j’irai ! Toute seule ! Et je me débrouillerai sans vous ! J’ai pas peur de ces idiots !

Rien de ce que Bélis et Judy purent dire ne la firent pas changer d’avis. Elle voulait aller à Crystal Palace pour élucider cette histoire, elle irait à Crystal Palace, même si elle devait couvrir les huit miles et demi[1] qui séparaient l’appartement loué par Bélial du grand parc. Elle ne préviendrait pas les démons et leurs copains, parce qu’on le demandait dans le message, et elle tirerait cette affaire au clair, toute seule avec sa clé à molette. Et si Judy et Bélis n’étaient que des françaises qui avaient trop peur d’un tout petit risque, tant pis pour elles !

Et c’est ainsi que le lendemain matin, elles se retrouvèrent une fois de plus dans un fiacre (« si j’avais eu une livre chaque fois qu’on a pris le fiacre, je pourrais arrêter de travailler ! » remarqua Bélis), suivant le long chemin qui les séparait du point de rendez-vous donné. Judy se demanda comment ils allaient bien pouvoir trouver qui voulait les voir. Après tout, Crystal Palace et ses jardins étaient très étendus, et comment faire quand on ne vous a même pas donné de signe distinctif ? Elles étaient bien parties pour devoir explorer tout le lieu… Menthe tenta de leur remonter un brin le moral en leur disant qu’au moins, elles n’auraient pas besoin de surveiller les mains de Ravel, puisqu’il avait refusé de venir. Trop dangereux, avait-il dit. Et au moins, personne ne viendrait le réveiller, il pourrait rester au lit jusqu’à midi. Mais en attendant, si jamais il leur fallait fouiller les poches de quelqu’un, voler quelque chose ou fracturer une serrure, elles devraient se débrouiller toutes seules.

Il leur fallut plus d’une heure pour arriver, une longue heure pendant laquelle elles s’occupèrent en jouant à des jeux idiots et en survolant à nouveau leurs notes. Enfin, une fois payé le prix exorbitant de la course, elles se retrouvèrent à l’entrée est du parc. Devant elles se déroulaient les pelouses parfaitement entretenues, semées ça et là de fontaines et de parterres de fleurs.  Elles rejoignirent l’allée principale et la suivirent, en regardant toutes les personnes qu’elles croisaient, au cas où elles verraient leur mystérieux contact, ou alors quelqu’un qui tenterait de les tuer. Il n’y avait pas encore beaucoup de monde, il était tôt et il faisait encore assez froid, mais quelques groupes et une ou deux familles se promenaient, et regardaient d’un air étrange ces trois femmes qui dévisageaient les gens. Elles firent de leur mieux pour faire profil bas.

Elles passèrent les larges pelouses, les grandes fontaines, les petits lacs, plus loin de l’allée et qui brillaient au milieu des branches encore nues, et remontèrent en direction de l’imposante structure de verre et d’acier qui dominait le parc. Elles atteignaient les trois terrasses, directement devant le palais, et se demandaient déjà si elles n’allaient pas devoir y entrer (ce qui les dérangeait, pour une question de prudence : il est beaucoup plus facile de se faire assassiner dans un bâtiment procurant un grand nombre de cachettes, et personne n’avait écarté la possibilité qu’on leur ait tendu un piège), quand un gamin qu’elles ne connaissaient pas les arrêta et leur tendit un papier. Quand Judy lui demanda qui lui avait donné, et pourquoi à elle (et comment il les avait reconnues, hein ?), il se contenta de répondre :

- C’est un type qui me l’a donné, je sais pas son nom, et il m’a dit de le donner aux trois dames bizarres, dont une avec un chignon et une avec un béret stupide qui ne demandait qu’à servir de cible aux pierres, m’dame !

Heureusement pour lui, il disparut avant que Bélis n’ait le temps de lui appliquer vigoureusement son pied sur l’arrière-train. Tandis que Menthe faisait de son mieux pour la contenir et réduire le nombre d’insultes concernant les mentons de la Reine et des idioties à base de pudding, Judy déplia le papier. Il n’y avait gribouillé qu’une seule ligne, qu’elle eut du mal à déchiffrer : « L’iguanodon cache un passage, retrouvez-moi dedans ». Bon. Un passage dans un iguanodon. Heureusement, Bélis s’était renseignée avant de venir à Crystal Palace, et elle savait que parmi les statues qui jalonnaient le parc, il y avait entre autres les fameuses reconstitutions de dinosaures de Sir Benjamin Waterhouse Hawkins installées au bord de l’un des lacs, et parmi elles, la plus grande était un iguanodon. Les trois détectives retournèrent donc sur leurs pas, le long de la promenade centrale, tout en se demandant qui avait bien pu leur demander de venir et leur donner rendez-vous dans un passage secret. Bélis fit la remarque qu’elles ruminaient toutes les trois :

-          Et si c’est un piège ? Qu’est-ce qu’on fait ? C’est pas comme si on peut vraiment s’échapper, on sait pas où on va et comment en sortir.

-          C’est probablement un piège. L’avantage, c’est qu’on le sait, répondit Judy. Mais il faut y aller quand même.

-          Et pourquoi ? J’ai pas vraiment envie de mourir dans un passage secret taillé dans une grosse bête…

-          Bourrique irlandaise ! intervint Menthe. Si on y va pas, on aura aucune chance de savoir qui veut nous tuer, et on va passer l’arme à gauche parce que t’as peur du noir et d’une grosse bête !

-          J’ai pas peur d’une grosse bête !

Judy calma les deux filles avant qu’elles ne se lancent dans une dispute qui aurait pu attirer l’attention sur elles et les poussa devant elle. Encore une poignée de minutes dans les allées des jardins, sous les nuages qui commençaient à s’accumuler, alors que les deux continuaient de se disputer à voix basse et qu’elles se poussaient de temps et temps, et Judy était prête à les jeter dans le lac et à rentrer chez elle. Mais quand elles arrivèrent près des statues, elles se calmèrent comme par enchantement. C’est vrai que les monstres préhistoriques avaient de quoi impressionner, surtout avec la brume qui persistait à stagner autour d’eux. On aurait cru qu’ils allaient s’arracher de leur socle rocheux et se jeter sur les imprudentes qui osaient s’aventurer sur leur territoire. Vraiment effrayant.

Judy la première s’approcha de l’iguanodon, qui dominait la scène, parce qu’il fallait bien qu’elle montre l’exemple. Elle escalada le socle rocheux, faisant de son mieux pour ne pas glisser dans la boue, et très vite, les deux autres la suivirent. Il y avait deux de ces créatures, qui ressemblaient à de gros lézards avec des cornes. Elles se dirigèrent logiquement vers la plus grande, qui paraissait surveiller les lieux. La statue était vraiment énorme, on aurait pu y installer un banquet. Mais il n’y avait pas de trace de passage, pas même une petite ouverture. Elles entreprirent donc d’examiner la statue, pouce par pouce, dérapant dans la boue plus souvent qu’à leur tour. Plus d’une fois, elles manquèrent glisser et tomber à l’eau, ce qui aurait attiré l’attention sur elles et les auraient empêchées de connaître le fin mot de l’histoire. Elles avaient déjà de la chance que personne ne soit venu les arrêter pour tenter d’attenter à une œuvre d’art… bien que de l’avis de Bélis, ces statues étaient vraiment moches, et il fallait vraiment être anglais pour apprécier ce genre de choses.  Judy et Menthe laissèrent passer la provocation, elles aussi étaient nerveuses, et c’était après tout un bon moyen de relâcher la pression… tant qu’elle ne touchait pas à la Reine. Auquel cas elles ressentiraient certainement le besoin d’ajouter une sculpture de boue d’Irlandaise à l’exposition.

Elles tâtonnèrent encore une bonne demi-heure, sans que personne ne vint les interrompre, une chance. Leur informateur secret avait vraiment bien choisi son moment pour les attirer ici. Enfin, alors qu’elles allaient abandonner et rentrer chez elles pour trouver une autre piste, Menthe mit un coup de sa fidèle clé à molette sur la corne qui ornait le nez de la créature, plus par énervement qu’autre chose (et parce qu’elle s’en fichait totalement d’abîmer une œuvre d’art, elle). Au lieu de casser, ce qui l’aurait légèrement satisfaite, la corne s’enfonça avec un cliquetis, et un petit panneau s’ouvrit sur le flanc de la sculpture, dévoilant un espace vide, derrière. La lumière du jour était suffisante pour dévoiler un puits qui s’ouvrait à l’endroit où le ventre de l’animal touchait le sol, et des échelons sur la paroi de ce puits. Judy prit le temps d’allumer la lampe qu’elle avait pris la précaution d’amener, et elles entrèrent l’une après l’autre dans le dinosaure. Le passage se referma immédiatement sur elles, sans qu’elles puissent le rouvrir de l’intérieur. Ce qui voulait dire qu’elles n’avaient pas d’autre choix que d’avancer, si elles voulaient sortir de là.  

[1] Environ 13 kilomètres et demi