Sweet Dreams

Chapitre 6

Pour la suite de leur enquête, il fallait attendre la nuit. Certains oiseaux, du genre qu’elles voulaient interroger, ne sortaient pas avant une heure déjà avancée. En attendant, elles rentrèrent chez elles, se firent une bonne tasse de thé (assaisonnée d’un peu de whisky pour Bélis) et mirent leurs notes au propre. Dans peu de temps, Mr et Mrs Colman allaient leur demander où en était leur enquête, et il valait mieux pouvoir leur répondre, tout en ménageant la sensibilité de deux membres de la haute société londonienne. Judy écrivit donc une sorte de rapport, qu’elle enverrait sous pli discret, tandis que Bélis se remettait à son ouvrage au crochet.

Environ deux heures plus tard, un claquement de porte, des pas lourds dans l’escalier, et la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrant, puis se fermant, leur apprit que Menthe était enfin rentrée. Et en effet, une seconde plus tard, une drôle de fille, habillée comme un homme, avec pantalon en toile, chemise, bottes et gilet en cuir maintenant un certain nombre d’outils, entra dans le salon. Elle envoya sa casquette sur une chaise, et vint se laisser tomber sur le canapé, à côté de Judy.

Des trois, Menthe était la plus jeune, et également celle qui avait l’histoire la moins enviable. A douze ans, son père était mort assassiné par un voleur, et sa mère, ne voulant apparemment pas se retrouver avec une fille adolescente sur les bras, l’avait tout simplement vendue à un bordel pour une poignée d’argent. Elle y était restée six ans, prostituée contre son gré, jusqu’à ce que Judy et Bélis ne viennent, lors d’une première enquête particulièrement animée (la même qui avait conduit le portefeuille de Butterman dans les pieuvres du marché), accidentellement mettre le chaos dans l’établissement, dans leur hâte à se tirer d’un mauvais pas, et que Menthe se retrouve embarquée avec elles dans la cohue. Une fois hors d’atteinte des forces de polices, elles s’étaient demandé ce qu’elles allaient bien pouvoir faire de cette étrange fille dont elles ne savaient rien, sauf qu’elle les avait plus ou moins aidées à s’échapper. L’étrange fille en question avait d’ailleurs prévenu qu’elle préférerait immédiatement s’ouvrir la gorge avec un tesson de bouteille plutôt que de retourner d’où elle venait, et qu’elle se débrouillerait très bien toute seule, merci beaucoup. L’instinct de protection des filles s’était réveillé, et elles avaient plus ou moins pris la petite nouvelle sous leur aile commune. Grâce à elles, elle s’était racheté une conduite, avait découvert qu’elle aimait les machines et était plutôt douée sur ce plan, et avait trouvé un emploi qui lui convenait dans un atelier de mécaniciens situés juste à côté de la gare de Cannon Street, au milieu des entrepôts. La seconde guerre des Indes et sa défaite avaient été suivies par l’ouverture d’un certain nombre de routes commerciales avec différents pays, pour relancer l’économie, et plusieurs compagnies de zeppelins avaient fait fortune en organisant des navettes entre l’Angleterre, l’Irlande, l’Ecosse, et quelques pays du continent. Afin de permettre une meilleure circulation des marchandises dans la ville, une grande partie des gares de chemin de fer avaient été modifiées pour accueillir ces dirigeables, et le grand parc de Southwark avait été transformé en aérodrome.  La présence de ces ports aériens, ainsi que des usines et de leurs immenses machines à vapeur, demandaient la présence de nombreux mécaniciens. Il était plus pratique et plus rentable pour les ateliers d’envoyer leurs employés là où on avait besoin de leurs talents, et Menthe faisait ainsi souvent la navette entre les ports, les entrepôts, et les usines. Elle revenait chez eux tard, et en général épuisée.

Judy lui expliqua ce qu’elles avaient fait et découvert. Menthe se contenta de hocher la tête ; les investigations et les déductions, ça lui passait loin au-dessus de la tête. Mais quand la détective mentionna l’expédition qui les attendait, elle accepta immédiatement de les accompagner. La promenade risquait d’être dangereuse, et il valait mieux y aller en force…

 

A la nuit tombée, un fiacre déposa trois jeunes filles sur Bishopsgate. Il valait mieux parcourir le reste du trajet à pied, malgré l’éventuel danger. Un fiacre aurait beaucoup trop attiré l’attention. Elles franchirent encore trois rues, et se retrouvèrent dans le fameux quartier de Whitechapel, rendu très célèbre par les meurtres horribles qui y avaient eu lieu l’année précédente. Ils avaient cessé, finalement, mais le quartier restait très peu sûr. Et c’était pour cette raison que Judy avait tenu à ce que Menthe vienne avec elles.

Elles cheminèrent sans encombres jusqu’à une petite ruelle, Castle Alley, et Judy frappa à une petite porte qui aurait tout aussi bien pu être une entrée de cave. Le judas s’ouvrit, et on les observa un moment. Elles ne durent pas paraître très menaçantes, car la porte s’ouvrit après une minute. Un homme qui devait frôler les deux mètres et le plafond les toisa de toute sa hauteur, et demanda d’un ton glacial :

-   Qu’est-c’qu’vous voulez ?

Judy s’avança pour être dans la lumière venant de la porte, et sourit pour bien montrer qu’elle n’avait aucune idée tordue derrière la tête.

-   Nous souhaiterions voir quelqu’un qui habite ici.

-   On fait pas bordel ici, mes jolies. Si vous cherchez d’quoi passer un bon moment, j’peux p’t’être vous aider !

Il ponctua sa proposition d’un rire gras, qui fut reçu par une variété de regards allant de simplement navré à une promesse de crâne fracassé s’il recommençait. Judy se racla la gorge et précisa :

-   Nous ne sommes pas venues chercher une… plaisante compagnie. Nous cherchons simplement quelqu’un qui vit ici, pour lui parler, c’est tout.

-   J’vous ai dit non. Maintenant, décampez, avant que j’m’occupe de vous.

-   Et pourquoi nous ne pourrions pas entrer ? Nous voulons JUSTE lui parler, pas le kidnapper ou le dénoncer à la police.

-   Vous êtes sourdes ou quoi ? J’vous ai dit de déguerpir !

Il eut un geste menaçant en direction des filles, qui ne trouva jamais sa cible. Une énorme clé à molette s’abattit sur son crâne avec un bruit creux, et il se retrouva au sol avant d’avoir compris ce qui se passait. Judy et Bélis entrèrent et tirèrent le corps à l’intérieur. Menthe les suivit, glissant son fidèle outil dans sa ceinture. Elles refermèrent et verrouillèrent derrière elles.

Le bruit avait attiré l’attention, et déjà, un certain nombre de personnes, toutes jeunes, toutes un brin bizarre, sortaient des portes situées de part et d’autre du couloir. On s’interpelait, on s’interrogeait. La porte au bout s’ouvrit, et un homme en sortit, un homme bien habillé d’un élégant costume noir, aux longs cheveux roux attachés par un ruban. Immédiatement, tout le monde se tut. D’un signe, il fit signe aux filles de le rejoindre. D’un autre, il renvoya tous ses petits protégés dans leurs chambres.

Judy, Bélis et Menthe se retrouvèrent dans un bureau d’aspect très confortable, celui d’un homme de goût. L’homme qui les avait fait venir était assis à sa table de travail, l’air visiblement très occupé. Il ne leva pas les yeux sur elles, trop absorbé par un grand livre qu’il consultait. Au bout d’une minute d’attente, Judy se permit de parler.

-   Nous sommes vraiment désolées de débarquer comme ça, monsieur, mais… nous voudrions parler à quelqu’un qui habite ici.

L’homme posa son crayon, referma le livre, joignit les mains devant son visage et les dévisagea, pensif.

-   Et puis-je savoir qui vous venez voir, à une heure pareille ?

-   Nous voudrions voir Sky, répondit Judy. Il me semble qu’il part plus tard que ça au travail.

-   En effet. Bien renseignée, je vois.

-   Sky est… un ami.

-   Oh, je vois. Et cela valait-il le coup d’assommer notre portier ?

-   Votre portier est rustre, grossier, et sans aucune cervelle. Avec un peu de chance, Menthe l’aura un petit peu arrangé.

-   Ma foi, elle a au moins un beau coup de clé à molette.

Menthe hocha la tête, peu impressionnée par le compliment. Judy, qui n’avait pas vraiment envie de perdre du temps en discussions, rappela :

-                Nous souhaiterions voir Sky. C’est possible ?

-                C’est possible, en effet. Au premier étage, deuxième porte de gauche. Essayez simplement de ne pas trop le mettre en retard.

-                Pas de souci.

Galant, l’homme les accompagna jusqu’à la porte. Au moment de la refermer, il ajouta, comme s’il venait d’y penser :

-   La prochaine fois que vous venez nous rendre visite… Demandez à me voir, au lieu d’assommer le personnel.

-   Et qui devons-nous demander ?

-   Demandez Samuel, dit-il en claquant la porte derrière elle. Elles se retrouvèrent dans le couloir, mais toutes seules, cette fois. Suivant les instructions données, elles montèrent à l’étage, et frappèrent à la porte indiquée. De l’intérieur, une voix leur cria d’entrer, ce qu’elles firent, y étant si poliment invitées.

Il ne faisait pas bien clair dans la chambre, qui était éclairée par une unique lampe. Sur le lit défait, un jeune homme était en train de se battre avec les lacets de ses chaussures. Il n’était pas bien vieux, non plus, celui-ci. Et il était beaucoup plus étrange que ceux que les filles avaient croisés ces derniers jours. Alors que la mode, même dans les rues, était aux cheveux longs ou mi-longs, bien coiffés, lissés, même, le dénommé Sky arborait une tignasse hirsute d’un noir d’encre, qui pointait dans au moins seize directions différentes. Ses yeux étaient bleus, d’un bleu étonnant, sans aucun reflet. Il avait une cicatrice laissée par une coupure sur la joue gauche, mais à part ça, c’était un très joli garçon. Ce qui pouvait, ou ne pouvait pas, expliquer qu’il ne travaillait que la nuit. En effet, une loi passée depuis longtemps stipulait que l’homosexualité et la prostitution masculine étaient immorales, et interdites. Les prostitués devaient donc prétendre faire partie d’une confrérie travaillant de nuit (l’excuse des boulangers était très utilisée) et pratiquer leur métier de nuit, quand les rondes policières se faisaient moins nombreuses et plus indulgentes. En général, un patron veillait sur eux, en échange d’une partie de leurs gains. Samuel s’en acquittait très bien, laissant la bride sur le cou de ses protégés. Un certain nombre de garçons choisissaient cette voie, quelques uns par paresse, d’autres par manque d’inspiration, d’autres encore parce qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre. Pour Sky, c’était un peu plus particulier ; on ne sait trop comment, il était tombé sur Samuel, et était tombé follement amoureux de lui. Et, pour ne pas s’éloigner de lui, et peut-être pour d’autres raisons qu’il ne racontait jamais, il avait décidé de se mettre sous sa protection, et de lui rapporter ce qu’il gagnait. Drôle de circonstances, qui l’avaient conduit ici…

Judy attendit qu’il ait fini de se battre avec ses chaussures, et qu’il leur fasse enfin attention, pour s’enquérir :

-   Alors, Sky, comment va la vie ?

-   Toujours pareille, Judy. On survit. Et toi ? Encore une enquête en cours ?

-   En effet. Quelque chose d’assez horrible, d’ailleurs. Nous nous demandions si tu pouvais nous aider.

-   Ah, je suis navré, les spécialistes en horrible, c’est au second étage. Ici, on ne fait que dans le convivial.

Judy rougit légèrement, Bélis sourit, Menthe resta impassible. Sky eut également un très léger sourire.

-   Plus sérieusement, détective, qu’est-ce qui t’amène ?

-   Nous cherchons ceux qui sont responsables de tous ces meurtres, ceux dont les victimes ont été retrouvées à travers toute la ville. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il s’agit de quelqu’un de très calculateur, de très froid, et de très, très fou. Il ne considère pas les cadavres comme des déchets, comme d’autres, il les habille bien et les dispose de manière respectueuse avant de les abandonner. Et… et… il les vide de leur sang.

Sky pâlit de manière visible.  Judy lui demanda si tout allait bien, il répondit d’un simple signe de tête. Elle attendit donc qu’il se reprenne, et continua :

-   Nous sommes allées voir Ravel, ce matin, mais il n’est au courant de rien. Par contre, c’est presque sûr qu’il a peur de quelqu’un ou de quelque chose, et je me demande vraiment quoi, ou qui. Mais Ravel n’est qu’un petit voleur, ça m’étonnerait qu’il fréquente des gens aussi dangereux que ça.

-   Et tu penses que je les fréquente, moi ?

Judy eut l’air embarrassée, mais elle surprit le sourire légèrement narquois de Sky. Il la rassura :

-   Tu ne me vexes pas, ne t’en fais pas. En fait… bon, je ne fréquente pas vraiment ce genre de gens, tu le sais. Ils sont trop… vulgaires, et trop brutaux, pour moi. Je préfère les gens plus raffinés.

-   C’est ce qu’on m’a dit. On m’a parlé de certaines personnes…

-   Ca m’étonnerait que Samuel ne dégoise sur mes aventures. Tu es venue pour avoir la liste de mes petits amis ? Ou pour t’enquérir des nouvelles du monde obscur ?

-   Mettons que je parle du monde obscur. Tu sais quelque chose sur cette histoire ? Le moindre indice ?

-   Je t’ai dit, je ne les fréquente pas. Mais il arrive… que parfois, mes petites aventures se confient à moi. Après tout, ce n’est pas comme si je pouvais aller raconter ce qu’on me dit à quelqu’un. Bref. J’étais avec quelqu’un, qui m’a dit qu’il était quasiment sûr qu’en venant ici, il avait croisé trois personnes, qui avaient l’air bizarres. Il a dit que deux d’entre elles portaient la troisième, qui avait l’air ivre morte. Enfin, c’est ce qu’il raconte. Mais il les a rapidement vus à la lumière d’un bec-de-gaz, et il s’est demandé s’il n’était pas plutôt… mort, tout court.

-   Et tu dis que tu n’as rien à me dire sur le sujet !

Bélis avait déjà sorti son carnet et prenant furieusement des notes. Sky leva les mains, conciliant.

-   Je te l’ai dit, ce ne sont que de petites confessions sur l’oreiller, rien de plus. Il a d’ailleurs ajouté un truc…

-   Nous sommes suspendues à tes lèvres. Dis-nous donc ?

-   Eh bien… il a mentionné qu’un des deux qu’il a vus avait l’air très… ah non, c’est bête, marmonna-t-il en se mordant la lèvre

-   Ce n’est pas grave. Nous t’écoutons.

-   Eh bien, il trouvait qu’il marchait de manière très… gracieuse. Il l’a vu à la lumière, donc, et il a dit qu’il s’agissait peut-être d’un des changeformes. Il a même ajouté que c’était certainement une sale bête et une brute assoiffée de sang.

-   Un changeforme, répéta Judy d’un ton penseur. Ce n’est pas très courant, en ville, et ils se font vraiment très discrets…

-   Juste des rumeurs, tu sais. Il n’était pas sûr de ce qu’il a vu, ce sont des suppositions.

-   Bon, c’est un début. Nous pouvons toujours chercher un brin dans cette direction. S’il était « gracieux », c’était probablement un changeforme félin. Ca ne court pas les rues, ça ! Peut-être que si nous pouvons le trouver, cela nous donnera une idée de la direction dans laquelle chercher, au moins. Merci beaucoup, Sky !

-   De rien. Maintenant, ce n’est pas que vous me dérangez, mais la nuit est encore jeune… Et j’ai du travail.

Alors qu’elles se levaient, Sky demanda brusquement :

-   Au fait, tu ne m’as pas dit… Ils sont morts de quoi, finalement ?

-   Personne ne sait. Peut-être qu’ils ont été saignés à blanc, mais je n’en suis pas sûre. Et le médecin à qui j’ai demandé ne savait pas non plus.

-   Est-ce que tu as pensé à demander à un autre médecin ? Quelqu’un qui s’y connaît ?

-   Ou qui s’y connaît dans d’autres domaines… Et justement, j’en connais un ! Merci pour l’idée, Sky ! Je sais à qui je vais demander !

-   De rie, je te le dis. Et maintenant, file avant qu’on se demande ce que des filles bien comme vous font dans un endroit pareil !

Les filles prirent congé et déguerpirent sans demander leur reste. L’endroit était suffisant pour leur donner la chair de poule. Heureusement, le portier était encore assommé, et elles n’eurent pas affaire à lui. Une fois dans la rue, elles s’empressèrent de quitter le quartier et de rentrer chez elles, avant qu’un vil personnage ne se mette en tête de les agresser (et ne tombe sur un os).