Sweet Dreams

Chapitre 15

Cela faisait maintenant quatre jours que Judy et Bélis tentaient de repérer le changeforme dont Bhaal leur avait parlé, pour trouver la cachette de son maître et finir cette enquête une bonne fois pour toutes (de préférence avant Postlethwaite, cela leur ferait encore plus plaisir). Mais de changeforme, elles n’avaient pas vu l’ombre d’un, et elles gelaient inutilement sur pied, cachées derrière l’une des statues d’un quelconque petit parc dont le démon leur avait indiqué qu’on y avait déjà vu plusieurs fois celui qu’elles cherchaient. Elles n’avaient pas vraiment chaud, mais Bélial leur avait conseillé de ne pas miser sur les manteaux et autres, qui risquaient de les ralentir et les empêtrer si jamais elles avaient à fuir en catastrophe. Pour l’occasion, elles avaient sorti de leur placard (et d’ailleurs de celui de Menthe) pantalons, chemises, vestons, et casquettes aux teintes sombres. Judy avait tressé ses cheveux et les avait ensuite roulés en un chignon serré, solidement maintenu. De loin et avec l’obscurité, on aurait simplement cru à deux voyous à la recherche d’un mauvais coup. Du moins, si on ne faisait pas attention à certains détails anatomiques, ni au fait que l’un des deux portait des bottines à talons. Ni d’ailleurs qu’ils restaient tous les deux plantés dans un coin obscur, hors du chemin, et dans le silence le plus complet. Bref, deux voyous parfaitement ordinaires…

Elles attendaient depuis déjà plusieurs heures, et Judy voyait déjà le moment où elles allaient à nouveau rentrer bredouilles, pour réchauffer leurs pauvres pieds gelés et dormir quelques pauvres petites heures avant de retourner à la chasse aux indices. C’est alors que Bélis lui montra quelque chose, un peu plus loin. Quelque chose qui bougeait. Une silhouette se détacha d’un paquet d’ombres qui devait être un buisson, et s’avança sur l’allée. L’individu – car c’en était un, pas un animal en maraude – regarda autour de lui pour s’assurer que l’endroit était désert, puis fit un signe vers le buisson d’où il venait. Une ombre beaucoup plus large se détacha du buisson et le rejoignit. A la faveur d’un rayon de lune providentiel, les deux détectives virent qu’il ne s’agissait pas d’un monstre étrange, mais de deux personnes supplémentaires, qui en soutenaient une troisième, qui avait l’air évanouie – ou morte. Ils se dirigèrent tous vers un banc, où ils posèrent leur fardeau. Ils restèrent un instant autour, peut-être pour l’arranger, puis disparurent comme ils étaient venus. Judy et Bélis jetèrent un coup d’œil au corps qu’ils venaient de déposer sur le banc, assis comme s’il venait seulement de s’endormir, mais il était trop tard pour faire quoi que ce soit pour lui. Elles emboîtèrent donc le pas aux trois étranges personnes qui venaient de le déposer.

Ils empruntèrent ainsi un certain nombre de rues et de ruelles, un vrai dédale, jusqu’à ce qu’elles soient complètement désorientées. Elles se retrouvèrent dans un quartier qui n’avait certainement pas été rénové depuis au moins le grand incendie. Devant, les trois personnes bizarres ne s’étaient pas vraiment retournées. Une ou deux fois, elles avaient dû se cacher, mais il n’y avait aucun risque, elles étaient plutôt en train de bavarder. Maintenant, avec les quelques réverbères qui marchaient encore, elles les voyaient mieux. Les deux, à gauche et à droite, étaient d’une bonne carrure ; Judy était quasiment sûre de connaître celui de droite, mais sans réussir à retrouver son nom, un petit voleur sans envergure, visiblement promus déposeur de corps. Pour l’autre, elle ne savait pas. Quant à la silhouette entre les deux, elle était visiblement plus petite que les deux autres, plus fine aussi. Et décidément plus gracieuse. Il y avait quelque chose dans sa démarche de… félin. Pas étonnant que les témoins aient identifié le changeforme. A côté de ses collègues à la démarche lourde, on aurait dit qu’il marchait littéralement sur des ressorts. La casquette qu’il portait servait peut-être à cacher ses oreilles de panthère… Quoiqu’il en soit, ils correspondaient à la description que Bhaal leur avait donnée, et elles n’avaient de toute façon rien de mieux à faire que de les suivre, c’était leur seule piste.

 Ils cheminèrent encore un petit moment, puis d’un seul coup, disparurent dans une cour. Judy compta trente secondes, pour leur laisser le temps de rentrer, puis elles les suivirent. Il y avait plusieurs portes qui s’ouvraient dans cette cour, et également une échelle appuyée contre un mur. Néanmoins, seules deux des portes présentaient des empreintes de pas sur le seuil. Elles prirent la porte de gauche parce qu’il fallait bien en choisir une, et elles s’engagèrent dans les escaliers juste derrière. Une fois de plus, elles se retrouvèrent en sous-sol, dans un passage voûté déjà plus accueillant que le précédent. Cette fois-ci, pas de porte gardée, personne. Elles s’avancèrent avec prudence, mais il n’y avait plus aucune trace du changeforme et de ses deux collègues. Il ne restait plus qu’à aller annoncer à Bhaal et Bélial qu’elles avaient réussi à perdre la trace de leur suspect.

Alors qu’elles allaient faire demi-tour, un léger raclement de gorge les fit sursauter et se retourner d’un bond. La panthère se tenait juste derrière elles, et les regardait, l’air décidément narquois. Elles firent mine de prendre leurs armes, mais il secoua la tête, navré. Ses deux acolytes surgirent d’une porte qu’elles n’avaient pas vue, dans la paroi, et ils eurent tôt fait de les maîtriser sous les yeux d’Ama, si tel était bien son nom. Le petit groupe se mit en marche le long du couloir.

Ils ne tardèrent pas à arriver devant la traditionnelle porte blindée de repère, et comme toutes les portes blindées, elle était gardée. En l’occurrence, par une jeune fille occupée à se curer les ongles avec son couteau, et personne d’autre que l’Ecossais Fou. Celui-ci les fusilla abondamment du regard quand ils passèrent devant lui, mais il ne dit rien. Ils passèrent encore deux portes, elles aussi gardées, par des gens qui avaient l’air à peine plus normal que les précédents. Et enfin, ils débouchèrent dans la salle principale.

Une immense salle voûtée, soutenue par des colonnes en brique, et qui contenait au bas mot une centaine de personnes qui allaient et venaient, toutes très occupées à transporter et certainement fabriquer de la drogue. Ama les guida à travers la foule, jusqu’au fond de la grande salle, où deux personnes étaient en train de discuter. L’une des deux portait un costume de pasteur qui détonnait dans cet entourage, et l’autre… l’autre attirait immédiatement tous les regards. Pourtant, physiquement, ce n’était pas trop le genre de Judy et Bélis. Grand, mince, presque sec, vêtu de manière très quelconque et uniquement fonctionnelle, sans aucune fantasie, les cheveux d’un noir d’encre soigneusement coiffés en arrière, étonnamment courts quand on connaissait la mode du moment, et des yeux bleus presque magnétiques. Ses traits étaient marqués, presque sculptés dans le marbre. Ce n’était pas le visage de quelqu’un de très sympathique, ceci. Plutôt le visage du guerrier qui ne voyait que son but. Le visage de l’homme pour qui sa tâche est tout. Le visage d’un homme qui ne souriait jamais, et pour qui tout ce qui n’était pas son but n’était que futilités, et donc totalement inutile. Un visage de statue vivante. Beau, mais beaucoup trop intimidant, le genre d’homme qu’elles préféraient éviter. Et pourtant, il s’en dégageait un tel charisme, une telle force d’attraction, qu’elles ne pouvaient pas en détacher leurs yeux. Pourtant, qu’est-ce qu’il avait de si particulier ?

Le changeforme panthère attendit sagement que le prêtre et l’autre homme aient fini de discuter, et il s’approcha de ce dernier avec une attitude d’un seul coup très respectueuse. Ils conversèrent une petite minute à voix basse, l’un gesticulant en direction des deux filles prisonnières, l’autre hochant la tête à intervalles réguliers. Il tapota l’épaule de son subordonné d’un geste qui pourrait être affectueux, et l’autre rougit instantanément. Judy aurait bien souri, mais la situation ne s’y prêtait pas tellement. Après tout, elles étaient captives d’individus très dangereux, et cette fois-ci, elle ne voyait pas vraiment comment elles allaient pouvoir se sortir de ce traquenard…

L’homme aux yeux hypnotiques s’approcha de ses deux prisonnières et les toisa. Judy et Bélis auraient bien voulu lui lancer une réplique mordante et pleine d’ironie, mais elles se retrouvèrent étrangement incapables de le faire. Le regard posé sur eux était ensorceleur et les privait de toute volonté. Puis l’homme parla, et sa voix ajouta au charme :

-   Puis-je savoir ce que vous faites ici ?

-   Nous avons été capturées, répondit Judy.

-   Ama me l’a dit, en effet, et il serait malaisé de ne pas remarquer que vous avez les mains attachées. Que faites-vous ici ?

-   Nous avons suivi Ama.

-   Bien. Et pourquoi avez-vous suivi Ama ?

-   Nous recherchons celui qui dépose des corps partout dans la ville.

-   Et pourquoi ?

-   La mère d’une victime nous a payées pour cela.

L’homme réfléchit un instant. Judy restait sous le charme, mais Bélis, par sa nature davantage magique, était moins affectée par la présence de leur vis-à-vis, et elle retrouvait plus rapidement ses esprits que son amie. Agacée, elle finit par demander :

-   Et vous êtes qui, hein, à part un type avec un regard bizarre qui commande un changeforme débile, une armée de voyous et qui fabrique un moyen de tuer des gens par dizaines en les torturant avec un poison, hein ?

Tous ceux qui étaient aux alentours se tournèrent vers elle. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’un individu résistait au charisme presque surnaturel de leur maître. Celui-ci leva un sourcil étonné, un brin ironique, peut-être. Mais il daigna pourtant répondre :

-   Moi, jeune fille ? Je suis leur chance de salut, déclara-t-il d’un ton neutre. Je suis le messager du sauvetage de leur âme. J’ai été envoyé pour agir en leur plus grand bien. Grâce à moi, ils gagneront enfin leur place au paradis. Leurs souffrances leur ouvriront les portes d’ivoire, et ils auront gagné la paix éternelle. Et pourtant, ces idiots refusent de m’écouter. Ils continuent de penser qu’ils savent mieux que moi ce qu’il leur faut. Ils continuent de penser qu’en agissant à leur manière égoïste, médiocre et étriquée, ils pourront entrer au paradis. Comme s’il était ouvert à n’importe qui, sous prétexte qu’ils se sont bien conduits au cours de leur pitoyable petite existence. Comme si quelques bonnes actions minables allaient pouvoir rattraper toute une vie de médiocrité. Le paradis n’est pas ouvert aux idiots dans leur genre. Il faut en mériter l’accès. Grâce à moi, tous ces gens insignifiants vont accéder à une vie éternelle, de délices et de paix. Leur souffrance ! Leur souffrance a racheté tous leurs péchés, elle a purifié leur âme, elle les a rendus sans taches et les a livrés, immaculés, au regard de Dieu. Ils ont été lavés par la douleur ! Ils sont purifiés ! Ce sont des anges, à présent ! Je les ai sauvés !

Ama regardait l’homme avec une admiration non dissimulée. Les autres subordonnés n’avaient pas l’air particulièrement marqués, mais il est vrai qu’ils devaient avoir l’habitude d’entendre ce genre de discours à longueur de temps. Judy et Bélis, elles, étaient horrifiées. Qu’est-ce que c’était que cet individu qui estimait sauver les gens en les tuant ainsi, et qui déclamait des horreurs d’un ton à peine plus marqué, parfois ? Déjà, l’autre se tournait vers son lieutenant et lui demandait de chercher l’Ecossais Fou. Ama disparut en courant. Il retourna alors vers la table couverte d’instruments divers, visiblement prêt à reprendre son travail. Bélis fut plus rapide, et le saisit par le bras. Immédiatement, il la fusilla du regard, suffisamment pour percer un mur de briques. Elle ne broncha pas (ou presque pas, résister à un regard pareil, c’aurait été impossible), et répéta sa question :

-   Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous êtes ?

-   Vous êtes effrontée. Reculez, ou vous le regretterez.

-   Je suis peut-être effrontée, mais vous êtes malpoli. C’est pas beau de ne pas répondre à une question qui ne vous a pas été posée.

Ils s’affrontèrent du regard pendant plusieurs secondes, et Judy pensa qu’il allait finalement le leur dire. Au lieu de cela, il la gifla, assez fort pour l’envoyer s’étaler par terre. Judy se précipita pour l’aider à se relever. Mais déjà, Ama revenait, traînant l’Ecossais Fou avec lui. Les deux brutes s’empressèrent d’amener des chaises et des cordes auprès de Judy et Bélis, et d’assembler le tout. Quelques secondes plus tard, elles étaient assises et ficelées. Le chef fit un geste en leur direction, et Scott s’avança, un sourire effrayant affiché. Les autres formèrent un cercle autour d’eux, impatients de voir le spectacle. L’Ecossais tira de la sacoche de son kilt un couteau qui faisait passer celui de Bélis pour un petit canif, au moins deux fois plus large, et beaucoup, beaucoup plus aiguisé. Et accessoirement beaucoup plus rouillé. Il le fit danser un moment devant les yeux des deux filles qui commençaient à craindre pour leur intégrité physique. Doucement, il posa la lame sur la joue de Judy, la fit glisser sans appuyer, se délectant de la peur qu’il voyait monter dans ses yeux. D’un petit geste de poignet, il coupa une boucle de cheveux, qui tomba à terre. La détective se détendit légèrement ; l’amputation n’était pas encore à l’ordre du jour. Scott passa ensuite à Bélis, et répéta son manège. La semi-nymphe refusa de baisser les yeux et de lui montrer qu’elle avait peur de lui. Une mèche grise rejoignit l’autre par terre. Tous les spectateurs, qui savaient que ce n’était que l’échauffement, regardaient avec attention.

Scott essuya soigneusement sa lame sur un chiffon, puis l’approcha à nouveau du visage de Judy. Cette fois, il ôta délicatement les épingles qui tenaient son chignon de la pointe de son arme, et le regarda se défaire avec une pointe d’intérêt modéré. Un revers ôta le trèfle accroché au revers du veston de Bélis.  L’Ecossais s’amusait vraiment, à en juger par le sourire qu’il affichait, et qui montrait beaucoup plus de dents que la décence ne le permettait. Il approcha de nouveau la pointe du couteau de la semi-nymphe, mais cette fois-ci, il lui entailla la joue sur au moins cinq centimètres, faisant couler un filet de sang. Judy commençait à être franchement inquiète. Surtout que le patron avait l’air d’apprécier le spectacle, et qu’elles n’avaient toujours aucun moyen de s’en sortir. Une brûlure sur sa joue lui apprit que Scott continuait son petit jeu de couteau sur elle et Bélis, et qu’elles allaient probablement finir complètement défigurées avant de mourir.

Alors que Scott allait entamer le gros œuvre, une nouvelle arrivante modifia la donne. Judy et Bélis eurent la surprise de voir débarquer la fille qui gardait la porte avec Scott à leur arrivée. Elle se présenta devant le chef et s’exclama :

-   M’sieur Cassiel ! Est-ce que je peux aussi les arranger un peu ?

-   Pourquoi ?

-   Elles ont frappé mon homme ! Laissez-moi le venger !

-   Il s’en charge déjà.

-   Mais c’est pas pareil ! Moi aussi je veux m’en occuper !

Il lui fit un signe qui pouvait passer pour un assentiment. Elle tira alors elle aussi un couteau, le même genre d’arme que Scott. Judy changea littéralement de couleur, et Bélis préféra fermer les yeux. Un, c’était déjà affreux, mais deux tortionnaires… Scott daigna les informer :

-   Ca, c’est Alicia. Ma régulière. Elle est pas contente, pour le coup, la dernière fois. Alors elle va un peu s’occuper de vous. Mais elle est moins subtile que moi.

-   Moins subtile que toi ? rétorqua Bélis qui ne pouvait pas laisser passer une occasion. Ca veut dire qu’on va vraiment affronter une sauvage, alors ?

La fille s’avança, avec un sourire rien moins que rassurant. La main qui tenait l’arme fit un rapide aller-retour, rapide comme l’éclair, et ouvrit deux entailles dans les joues de la semi-nymphe, plus profondes que celles de Scott. Judy subit le même traitement. Pendant au moins cinq minutes, le couple de dingues aux couteaux continuèrent leur petit jeu, multipliant les blessures peu profondes sur le visage, la gorge, les bras, le ventre de leurs prisonnières. Puis, ayant apparemment l’air de s’être lassés, ils se tournèrent vers leur chef, guettant un signe d’assentiment qui vint sous la forme d’un hochement de tête à peine perceptible. Scott annonça alors qu’ils allaient passer aux choses sérieuses. Il détacha la main de Judy, qu’elle serra aussitôt en un poing, avec l’intention bien arrêtée de lui faire avaler ses dents. Mais la poigne de fer de l’Ecossais l’en empêcha. Il la força à ouvrir la main, manquant lui briser quelques os dans la manœuvre, et glissa sa lame entre, l’arrêtant à la base de l’index. Judy l’entendit marmonner quelque chose qui pouvait être « et un petit doigt en moins ». Elle tenta bien de se débattre, mais ça n’eut comme but que de faire rire son tortionnaire, et tous ceux qui regardaient la scène. Scott appuya légèrement sur la lame, laissant apparaître un filet de sang. Judy grinça des dents, se préparant à l’horrible douleur qui n’allait pas tarder. Le couteau mordit la chair, lentement. Et c’est à ce moment précis que trois des portes, pourtant solidement verrouillées, s’abattirent sur la tête de leurs gardiens respectifs.