Sweet Dreams

Chapitre 21

La vie en Ecosse n’était pas du tout la même que celle qu’ils connaissaient. La famille de Nora ne vivait pas en ville, mais dans la campagne, près d’un petit village lui-même à côté de Glasgow. Beaucoup plus tranquille, beaucoup plus silencieux et… beaucoup plus dingue. Dingue dans un sens indo-écossais. Parce que les familles de Nora et d’Akilesh habitaient toutes les deux là, et qu’ils étaient légèrement agités. Les parents, déjà. Le père de Nora, Hamish McLeod, pilotait également un dirigeable, mais sa ligne joignait Glasgow et Dehli, et ne transportait que des marchandises. Le seul passager qui l’accompagnait parfois, c’était Lohendra Suryavansha, le père d’Akilesh et son ami depuis longtemps. Ils partageaient leur temps entre l’Ecosse et l’Inde et faisaient commerce de whisky, de thé et d’autres denrées qu’on ne trouvait que dans l’un ou l’autre des pays. Depuis que la famille Suryavansha était venue s’installer en Ecosse, pourtant, ils avaient réduit leurs étapes en Inde, pour rester au pays. Leurs épouses respectives, Fiona McLeod et Ekaja Suryavansha, s’occupaient de l’intendance, de la comptabilité, et dans le cas d’Ekaja, de la récolte des ragots. Et puis, il y avait leurs enfants. Akilesh n’avait qu’une seule sœur, Chandrika, qui s’occupait de la vente des marchandises en Ecosse, et dansait dans son temps libre. Nora, elle, avait cinq sœurs et un seul frère, Gwenaël, le seul de la famille à être plus grand que la pilote. Les Londoniens eurent d’ailleurs la chance de le voir tenter de faire la cour à Chandrika, et se faire rejeter sous le prétexte qu’il était « beaucoup trop grand ». Il revint la fois suivante avec un escabeau pour qu’elle soit « à sa hauteur » et faillit se faire assommer. Quant aux sœurs, Judy ne savait jamais qui était qui, si Gwendoline était celle qui aimait porter le kilt de son frère ou celle qui ne portait que des robes noires et écrivait des poèmes, si Ana ne parlait que de la Mort ou voulait se marier le plus vite possible pour échapper à sa famille totalement cinglée à son goût, et ainsi de suite. Mais à part les deux familles (frères, sœurs, cousins, oncles, les McLeod étaient plus nombreux qu’on pouvait penser au premier abord), la vie à la campagne était très tranquille.

Très vite, les Londoniens avaient trouvé à s’employer. Nora avait littéralement kidnappé Menthe, et elle faisait souvent le trajet Londres-Glasgow. Le mal de l’air avait très vite disparu, et elle avait pu commencer à aider Nora dans la réparation de ses engins volants et de la négociation de pièces mécaniques à bas prix. L’Ecossaise remarqua qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi acharné à la négociation, et que ça lui faisait économiser pas mal d’argent. Bélis s’était immédiatement entendue avec les McLeod dans leur ensemble, et passait beaucoup de temps à leur donner un coup de main pour le rangement des marchandises, le transport des caisses et faire patienter les clients. Pour la taquiner, Chandrika disait qu’elle était en train de se transformer en vraie demoiselle, ce qui la faisait grogner et menacer de remettre ses vieux kilts râpés au lieu de robes passables. Judy, elle, rendait de menus services par-ci, par-là, et cherchait régulièrement des enquêtes à se mettre sous la dent. Elle n’avait pas grand-chose, à part quelques petits vols, une ou deux arnaques, et un paquet de disputes de bar pour lesquelles elle regrettait de ne pas avoir la mécano et sa fidèle clé à molette avec elle. Mais Bélis lui donnait régulièrement un coup de main, elle-même assistée par Ravel, dont elle avait décidé qu’elle en ferait « un homme, un vrai ! ». Sa vision impliquait visiblement de boire beaucoup d’alcool, de se bagarrer avec des piliers de bar et de jurer en grandes quantités. Le pauvre voleur faisait de son mieux pour faire ce qu’elle demandait, ne serait-ce que pour éviter un coup de brique sur le crâne, mais il avait bien du mal, et rétorquait souvent qu’après tout, il n’était pas obligé de faire tout ça pour être un homme un vrai, et que d’abord, c’était quoi, un faux homme ? Il préférait rester aux alentours de la maison McLeod, aider un peu, et se contenter de regarder les zeppelins, surtout que Judy lui avait bien dit qu’il risquait de se faire éplucher si jamais il s’aventurait à voler et qu’il tombait sur quelqu’un d’encore moins patient que les gens de Londres. Enfin, ces derniers temps, il ne restait plus beaucoup chez les McLeod quand Judy et/ou Bélis n’étaient pas à côté ; Ekaja avait apparemment décidé qu’il était très mignon et tout à fait à son goût, et tentait de flirter avec lui. Hamish lui avait assuré qu’elle ne le faisait que pour le jeu, et Lohendra lui avait conseillé de lui demander d’arrêter si elle le gênait, mais il n’osait pas, et se sentait très intimidé quand elle était dans les parages. Elle aussi s’était mis en tête de faire de lui une personne un brin meilleure, et faisait de son mieux pour lui apprendre à lire. Bref, leurs journées écossaises étaient somme toute bien remplies.

De temps en temps, Nora leur donnait des nouvelles de Londres : les crimes continuaient, à un rythme plus lent, mais néanmoins, le Yard piétinait, et Postlethwaite enrageait. Sky restait caché chez Samuel, et pour l’instant, il était encore en vie, bien que le manque de drogue était assez difficile à supporter. Dans l’ensemble, rien de bien nouveau, sauf que l’Ecossais Fou était sous les verrous et qu’il valait mieux ne pas trop se promener tout seul dans les rues la nuit, qui sait sur qui on pouvait tomber. Un soir, Nora ramena comme passager l’inspecteur Jude Smith n°3, qui expliqua, rouge comme une pivoine, que ça faisait trop longtemps qu’il n’avait pas vu Bélis, et qu’il avait demandé un congé exceptionnel pour raisons non-expliquées au superintendant. Les Ecossais l’accueillirent à leur manière, et il fit bonne figure, même s’il commença à marmonner des choses à propos de « menace écossaise » et d’« alliance maudite ». Il leur donna également des nouvelles plus fraîches que celles de Nora, sur l’enquête qui piétinait, les cadavres qui continuaient de s’entasser, les voyous qui formaient leurs propres milices pour lutter contre l’ennemi commun. On voyait même certains de ces voyous faire équipe de leur plein gré avec les forces de police ! Vraiment incroyable, il n’avait jamais vu ça… Il remonta dans le zeppelin à la fin du week-end, promettant tout ce qu’on voulait de faire son possible pour obliger le superintendant à lui accorder un autre congé. Bélis noya son chagrin dans le whisky, et fut malade les deux jours suivants ; Hamish remarqua que certaines personnes avaient vraiment le chagrin agressif. Bref, la vie en Ecosse s’arrangeait pour les nouveaux venus, débarrassés du stress, de la foule, de l’agitation, des voyous de Londres, et des menaces de mort de la part d’Ecossais fous (ceux qu’ils croisaient avaient parfois un grain, mais se contentaient de remarques frappées au coin du bon sens sur les Anglais).

A vrai dire, Judy aimait bien la vie écossaise. Pas de tension, de pression, de crimes à résoudre. Elle avait abandonné la mode de Londres, les robes à volants et les bustiers de cuir qui avaient tant de succès dans la capitale, pour se mettre au goût du coin : jupe en tartan, chemisier blanc sans jabot, et chaussures plates. Elle aimait bien aider au bar de l’un des membres de la famille, servir les boissons et les casse-croûtes, discuter avec les clients. Mener l’enquête ne lui paraissait plus aussi primordial, et elle se sentait beaucoup plus détendue. Pour un peu, elle aurait pu rester là. Plus d’enquêtes, plus de fatigue, plus de risques, elle serait vraiment à sa place. Surtout si Menthe, Bélis et Ravel décidaient de rester en Ecosse aussi. Après tout, ils s’y sentaient bien, tous, ils avaient plus ou moins un boulot, une occupation, en tous cas, et ils étaient entourés de gens sympathiques, sans aucune personne malveillante. Le paradis, quoi. Pour un peu, elle se serait bien installée tout de suite. Mais bon… Ca voulait dire qu’elle ne reverrait plus Bélial. Et, il fallait bien qu’elle se l’avoue, le démon lui manquait un brin… Elle s’était habituée à sa présence, à son aide, et même à l’odeur de ses cigarettes. Lohendra fumait, de temps en temps, tout comme Ana, mais ce n’était pas vraiment pareil. Ce n’était pas la même marque, et l’indien n’avait pas la classe tranquille et décontractée de Bélial, pas la même attitude, le geste de recracher la fumée qui lui donnait envie de… elle ne savait pas, au juste. Est-ce que… Est-ce qu’elle ne serait pas un tout petit peu amoureuse de Bélial ? Non, ça n’était pas possible. Ils ne se connaissaient pas depuis assez longtemps. Depuis un peu plus d’un mois ? Oui, ça devait être ça. Depuis un peu plus d’un mois, et déjà il lui manquait. Et elle pensait souvent à lui. C’était un signe, ou elle pouvait remiser son intuition féminine au placard. Au moins un signe qu’elle se sentait très proche de Bélial. Ca lui manquait de ne plus le voir débarquer dans son appartement sans prévenir, s’installer comme s’il était chez lui, et vider les bouteilles de Bélis. Bref, elle avait hâte de renter à Londres et de retrouver les enquêtes, les poursuites, et les visites de Bélial. Et elle y pensait de temps en temps, en servant des verres et en poursuivant des voleurs sur le marché (doux souvenir !)

Au bout d’un bon mois passé à se dire qu’elle aimerait bien revoir Bélial, mais que l’Ecosse, c’était bien et tranquille, quand même, Judy se décida à en parler avec les autres. Menthe était ravie de son nouvel emploi, qui était mieux payé, plus sympathique, plus intéressant que son ancien travail. En plus, elle s’attendait bien avec Avril, qui d’après elle était « basiquement un gros chat qui ronronne quand elle est contente » (Judy ne voulait pas savoir comment elle avait fait une telle découverte), et que celle-lui lui avait promis de lui apprendre à conduire un zeppelin. Bélis se plaisait bien en Ecosse aussi, mais Jude lui manquait, et malgré l’aide de Nora, il ne pouvait pas venir tous les week-ends la voir. Elle était donc plus partante de rentrer à Londres, en précisant qu’elle regretterait beaucoup l’endroit. Ravel n’était pas trop sûr. D’un côté, il était bien tranquille, ici, à ne pas se faire poursuivre et menacer pour avoir délesté quelqu’un de son portefeuille. De l’autre… en fait, il ne savait pas trop. Il s’était habitué à Ekaja, maintenant, et ses taquineries qui étaient presque des avances ne le mettaient plus mal à l’aise. Quant à Judy… Eh bien, Londres lui manquait. Londres, ses rues pavées, ses usines à l’horizon, ses voyous, et…. Et Bélial. Bélial lui manquait. Il était peut-être temps de retourner là-bas. Enfin du moins, si les nouvelles que Nora amènerait à son prochain retour étaient bonnes, et s’il ne serait pas dangereux pour eux de rentrer. Ils verraient donc, mais leur retour était plus que probable. Selon les nouvelles.