Sweet Dreams

Chapitre 16

Immédiatement, une véritable troupe, armée jusqu’aux dents, se précipita dans la pièce et engagea le combat avec les hommes de main de l’homme étrange. La bataille fut immédiatement très confuse, tout le monde affrontant tout le monde. L’un des nouveaux venus souleva son ennemi et l’envoya droit dans la grande table située en plein milieu de la salle, la fracassant pour le compte ; sous le choc, toute la drogue, auparavant répartie en petits tas bien mesurés, s’envola en un épais nuage blanc, ajoutant encore à la confusion ambiante. Judy et Bélis ne distinguaient que des silhouettes floues, des éclairs de métal, et le bruit de lames s’entrechoquant. Heureusement, personne n’avait encore sorti d’armes à feu… La détective avait à peine formulé cette pensée qu’une boule de feu filait à côté de sa tête et s’écrasait contre le mur, laissant une grande marque brûlée. Elle eut un mouvement de recul, qui fit basculer sa chaise, et les deux allèrent s’écraser par terre. Quelques secondes plus tard, l’un des gardes suivit la même trajectoire que la flamme et alla s’écraser au pied du mur. Bélial suivit, lui aussi. Il vit les deux filles attachées (et Judy étalée par terre), tira son couteau, et entreprit de couper leurs liens. La détective s’empressa de se débarrasser des restes de cordes, tandis que le démon libérait la semi-nymphe. Il les guida ensuite vers la sortie, en suivant le mur. Le nuage de drogue flottait toujours, comme un fog particulièrement persistant, et des silhouettes vagues s’y agitaient. Elles virent un gamin qui ne devait pas avoir vingt ans manier une rapière visiblement très pointue comme s’il ne s’agissait que d’une brindille, et la passer sans effort à travers au moins cinq mains dans un minuscule laps de temps. Une éclaircie plus loin, elles distinguèrent une drôle de femme, très maigre, la cigarette aux lèvres, très occupée à plier un individu en trois. Et encore ailleurs, un homme grand, large et blond, avec une épée d’une longueur effrayante, occupé à se battre contre deux ennemis à la fois. Ama, lui, avait sauté sur un autre individu sous sa forme de panthère, et il s’en donnait à cœur joie.

Bélial amena Judy et Bélis jusqu’à la porte, et leur enjoignit de partir au plus vite, avant de se faire attraper à nouveau. Il retourna alors se jeter dans la mêlée au sein du nuage blanc. Bélis voulait suivre le conseil et s’éloigner au plus vite de ce repaire de fous où tout le monde se découpait au couteau et autres armes dangereuses. Mais Judy ne l’entendait pas de cette oreille. Elle avait beau se crever les yeux à tenter de percer cette étrange purée de pois – d’autant plus étrange que même avec l’agitation qui régnait, la drogue aurait déjà dû retomber depuis un bon moment, ce n’était pas simplement dû à la poudre – elle ne voyait pas celui que la fille dingue au couteau avait appelé « m’sieur Cassiel », nulle part. Bon, elle ne voyait pas grand-chose du tout, mais quand même… Elle s’avança prudemment, évitant les combattants ennemis (et ceux qui pouvaient ou ne pouvaient pas être des alliés, elle ne savait pas qui c’était, hein) du mieux qu’elle pouvait. On ne faisait pas vraiment attention à elle. Elle ne représentait visiblement pas une grande menace comparée à des gens armés de toutes sortes de choses dangereuses, mais on ne savait jamais, quelqu’un pouvait s’imaginer qu’elle pouvait être un otage valable. Et elle ne voyait pas trop qui pourrait prendre des risques pour la sauver dans ces cas-là…

Alors qu’elle se faufilait du côté des ruines d’une pile de caisses, dans lesquelles était encastrés deux hommes de main, elle sentit une main se glisser dans la sienne. Elle faillit hurler, quand elle se rendit compte que la main en question appartenait à Bélis, qui avait l’air à peu près aussi effrayée qu’elle, mais lui certifia qu’elle était bien déterminée à ne pas la laisser partir gambader toute seule sans aucune protection. Et que même si la protection d’une semi-nymphe ne comptait pas beaucoup dans cet endroit de dingues, elle n’avait pas du tout l’intention de la laisser partir. Elles se faufilèrent ainsi entre les combattants, faisant de leur mieux pour ne pas être repérées. En passant à côté de Bhaal, qui était en train d’assommer un voyou beaucoup plus grand que lui tandis que son ombre s’occupait de deux autres individus, elles repérèrent ledit homme apparemment nommé Cassiel, tranquillement appuyé contre un mur et regardant le combat. Elles le rejoignirent, gardant toutefois une distance de sécurité suffisante entre eux. Il se tourna vers elle, toujours aussi impassible, comme s’ils ne se croisaient que dans la rue, et leur demanda :

-   Vous êtes encore là ? Je croyais que Bélial vous avait mises dans un endroit un peu plus sûr qu’un champ de bataille.

-   Nous sommes ici pour vous arrêterez, annonça Judy, et elle ajouta : monsieur…

-   Cassiel. Vous l’avez bien entendu. Vous devriez suivre les conseils des démons, mes petites. Elle ne serait pas contente que ses petites chéries se fassent abîmer.

-   Mais de quoi parlez-vous ? demanda Bélis qui ne suivait plus trop ce qui se disait.

-   C’est beau, n’est-ce pas ? Le combat des anges et des démons, unis dans un même but, contre les armées des égarés du paradis, les anges déchus, les…

-   Les anges déchus ? Si ce sont des anges, je veux bien manger toute votre réserve de drogue !

-   Jeune Irlandaise, vous pouvez entamer votre repas, dans ce cas. Du côté de vos ennemis, les repoussés de Dieu peuvent être plus nombreux que vous le pensez. Sans même mentionner votre cher ami Sky et son protecteur…

-   Attendez… Samuel est un ange déchu, lui aussi ?

-   En effet. Que voulez-vous, il n’est pas facile de savoir qui sont ces réprouvés. Nous sommes si discrets.

-   Nous ? vous voulez dire que…

A présent, Judy et Bélis le regardaient avec des yeux ronds.

-   En effet. Je suis moi aussi l’un de ces enfants rejetés de Dieu. Ce n’était pourtant pas très difficile à deviner, n’est-ce pas ? Bien fameuses détectives que vous êtes…

-   Ca va, grogna Bélis. C’est pas comme si c’était marqué sur votre tronche.

-   L’auriez-vous deviné si je me l’étais marqué sur le visage ? Une nymphe comme vous aurait dû détecter mon aura et ma puissance depuis longtemps, et en déduire ce que je suis. Mais peut-être n’êtes-vous pas une vraie nymphe ? Peut-être êtes-vous… une hybride ?

Bélis serra les poings, manquant broyer deux ou trois doigts à Judy, mais elle ne répondit pas.

-   Ma foi, il en faut bien, continua Cassiel. En fait, vous êtes un peu comme nous. Quelqu’un de nature étrange, déplacée, qui n’est absolument pas à sa place dans ce monde bizarre !

-   Parlez pour vous. Je suis parfaitement à ma place, moi.

-   A votre place ? Avec tous ces… humains qui vous rejettent sans cesse parce que vous êtes diminuée ?  Imparfaite ? Abâtardie ?

-   Je ne suis ni diminuée, ni abâtardie !

-   Un humain, et une nymphe… Quelle idée, vraiment. Gaspiller ainsi des pouvoirs, des capacités, que vous n’avez pas, parce que vos parents ont fait ce choix qui vous navre… Vraiment, ma pauvre petite, je vous plains. Vous êtes cruellement inadaptée…

-   Inadaptée !

Bélis commençait à en avoir marre de cet idiot qui racontait n’importe quoi d’une voix aussi indifférente et pensait absolument tout savoir d’elle, de ce qu’elle était et de ce qu’elle ressentait. Elle n’allait pas lui donner le plaisir de rentrer dans son jeu ! Mais déjà, il continuait :

-   Oui, ma pauvre petite, je vous plains. Vous pourriez vraiment nous rejoindre, et accéder à des idées, des biens, des pouvoirs que vous n’auriez jamais pu imaginer, au lieu de traîner aux basques d’une humaine incapable de bien faire son travail. Je me demande vraiment ce qu’elle vous a fait pour que vous la suiviez ainsi…

Trop, c’était trop. Bélis ne pouvait pas laisser passer des choses pareilles, surtout sur quelqu’un qui l’avait sortie d’une sacrée galère, et n’avait jamais fait la moindre remarque un tant soit peu méchante sur sa nature. Elle se jeta toutes griffes dehors sur Cassiel. Qui, bien entendu, n’attendait que ça. Il cueillit la semi-nymphe d’un magnifique crochet au menton, qui l’envoya voler deux mètres en arrière et l’étendit pour le compte. Judy se précipita aux côtés de son amie. Cassiel leva la main, et une lueur blanche y apparut, gagnant en intensité de seconde en seconde. La détective le vit du coin de l’œil, et eut le temps de se dire que ça allait faire très mal, et elle ferma les yeux, réflexe futile pour ne pas voir ça. La boule de lumière ainsi formée grandit, grandit. Elle allait quitter sa main et balayer les deux filles, quand une silhouette s’interposa et planta un couteau dans le bras de Cassiel. La boule de lumière disparut instantanément. Judy ouvrit prudemment les yeux, et vit que Bélial se tenait entre elles et l’ange déchu, qui avait perdu son masque d’impassibilité pour la fusiller du regard. Il le maîtrisa facilement, et le confia à l’un de ses acolytes, puis alla voir si Judy et Bélis allaient bien. C’est alors que Cassiel se dégagea d’une bourrade, tira un couteau de sa manche, et se jeta sur le démon. Judy allait le prévenir, horrifiée, quand une nouvelle arrivante se jeta sur lui. Une ombre, une ombre serpent aux yeux brillants, immense et effrayante, qui emprisonna l’ange déchu dans ses anneaux. Judy les regarda avec des yeux ronds, effarée. Bélial la rassura, l’ombre était parfaitement sous son contrôle, et Cassiel ne pourrait pas s’en dépêtrer tant qu’elle ne le déciderait pas.

Partout dans la salle, il semblait que le combat tournait à l’avantage des troupes des démons et des anges. Les hommes de main de Cassiel furent tous maîtrisés, les uns après les autres, soigneusement attachés et entassés dans un coin. Bélial finit par réussir à réveiller Bélis, et Judy la soutint jusqu’à l’endroit où leurs autres alliés se réunissaient, Bhaal y compris. Bélis alla immédiatement tapoter la tête de l’ombre, qui se mit à ronronner. Judy examina ceux qui étaient venus à leur secours, qui contredisait accessoirement tout ce qu’elle pensait savoir sur les anges et les démons.  On les représentait souvent avec de grandes ailes blanches et une auréole lumineuse, ou avec des ailes noires et des cornes. Or là, ni cornes, ni auras, ni ailes, ni même vêtements amples du genre toges. Des vêtements parfaitement normaux pour le lieu et l’époque, des armes très normales (des couteaux, principalement), et des têtes très ordinaires… Bref, rien de vraiment particulier. Et pourtant, elle se sentait un brin intimidée, et elle préféra rester à l’écart du groupe.

Enfin, l’endroit fut nettoyé de tous ses occupants. Bélial revenait vers le groupe et entreprit de discuter avec Bhaal, Cassiel toujours ficelé dans son ombre. Une panthère surgit soudain de sous une table restée miraculeusement debout et se jeta sur le serpent noir toutes griffes dehors, griffant, mordant et crachant. L’ombre émit un sifflement de douleur et relâcha ses anneaux un instant. Cassiel en profita pour se dégager. Avant que quiconque ait pu intervenir, il courut vers la porte la plus proche et s’y engouffra. Bélial courut à sa suite, tandis que l’ombre-serpent emprisonnait le fauve. Mais déjà, plus de trace de Cassiel dans le long  couloir qui s’étendait derrière, pas même une petite empreinte, comme s’il s’était volatilisé. Elle revint vers les autres, dépitée. L’ombre-serpent libéra la panthère, et Bhaal lui mit un coup de pied revanchard, qui fut remercié par un feulement et une tentative de coup de griffes. L’ombre grogna en retour. L’homme musclé aux cheveux blonds, que Judy avait vu auparavant faire une démonstration de brutalité extrême, s’approcha du fauve, et effectua une sorte de passe au-dessus. Dans un jaillissement d’étincelles digne d’une forge, la panthère reprit sa forme d’Ama. Qui avait l’air particulièrement satisfait, et pas du tout gêné d’avoir été pris. Le grand costaud le prit par les revers de son manteau et le souleva, suffisamment pour que ses pieds ne touchent plus le sol. Il entreprit de le secouer, d’avant en arrière, visiblement furieux. Et pourtant, le gosse ne cessa pas un instant de sourire. Bélial aurait bien voulu lui demander pourquoi, mais au même moment, les trois portes par lesquelles n’étaient pas passés les démons et les anges s’ouvrirent en même temps, laissant passer  une armée de constables.

 

La suite fut assez confuse. Les anges et démons, ceux du moins qui travaillaient avec les forces de police, leur livrèrent leurs captifs, et leur firent leur rapport sur la situation. Abberline et Postlethwaite, qui étaient là avec un certain nombre de Smith et autres inspecteurs, mirent les menottes à tout ce petit monde (et tentèrent de les passer à Judy et Bélis, mais Bélial les en empêcha), prirent des notes, et les embarquèrent tous. Le superintendant s’apprêtait à interroger tous les suspects pour trouver le responsable, mais avant que quiconque ait pu lui dire qu’il avait pris la fuite, Ama se présenta comme le seul et unique instigateur. Judy tenta bien de protester, mais Postlethwaite l’agonit tant d’injures et de menaces sur le sujet de l’horrible gamine qui persistait à se mêler des affaires des véritables policiers sans aucune autorisation et qui allait certainement elle aussi finir en cellule, qu’elle finit par battre en retraite. Pour la troisième fois de la soirée, Bélial dut se porter au secours des deux détectives, et il prétendit que Bhaal et lui avaient fait appel à elles pour les aider dans une enquête difficile qui ne passait pas par la voie hiérarchique. Postlethwaite renonça à les arrêter, en ajoutant toutefois que la prochaine fois qu’elles passeraient outre ses ordres de ne pas se mêler d’une enquête, il les ferait jeter au cachot, et s’arrangerait pour qu’elles ne puissent plus jamais enquêter sur quoi que ce soit. Le démon les assura qu’il ne fallait pas qu’elles s’en fassent ; si les démons affirmaient qu’elles les avaient aidés, personne ne pourrait leur faire quoi que ce soit. Il ajouta cependant que si jamais elles retournaient empiéter sur ses plates-bandes sans qu’aucun démon ne soit impliqué, personne ne pourrait les sortir d’affaire. Judy et Bélis regardèrent donc le superintendant embarquer Ama en tant que responsable de toute l’affaire, ainsi que tous les autres qui étaient présents.  Bhaal tenta de le prévenir que le vrai coupable s’était envolé, mais Abberline se contenta de lui dire que la situation était bien en main, et qu’il ne fallait pas s’en faire. Il donna ensuite l’ordre d’évacuer les lieux.

Judy et Bélis quittèrent l’étrange cave en compagnie de Bélial. Celui-ci les proposa de les ramener directement chez elles, mais Judy demanda à la place de les lâcher dans Whitechapel, et qu’elles se débrouilleraient ensuite. Il les lâcha devant chez Samuel, où on leur indiqua que Sky travaillait. L’homme roux leur indiqua où il se trouvait, envoya quelqu’un le chercher, et accessoirement ne fit aucune difficulté pour avouer que oui, il était un ange déchu, et que c’était une longue histoire, ce qu’il s’était vraiment passé il y avait très longtemps. Sky arriva peu après, alors qu’elles savouraient un thé bien chaud et réconfortant. Elles lui racontèrent tout ce qui s’était passé, y compris que sa source de drogue avait été coupée. Il accepta de faire de son mieux pour se débarrasser de son addiction, et Samuel promit de l’aider. En sortant, elles se rendirent compte que Bélial les avait attendues. Sur la demande de Judy, il les déposa au Charing Cross Hospital, où on soigna toutes leurs blessures dues aux couteaux de Scott et de sa fiancée. Le docteur Murphy monta de sa crypte réfrigérée pour venir les voir, et elles racontèrent une fois de plus tandis qu’on arrangeait leurs coupures. Enfin, elles purent rentrer chez elles, où Menthe les attendait, assez inquiète de ne pas les avoir vues revenir avant. Pour la troisième fois, elles relatèrent tout ce qui s’était passé et exhibèrent leurs blessures, avant de pouvoir enfin prendre un repos bien mérité.

Le lendemain soir, les deux détectives reçurent la visite de Mr et Mrs Colman, qui leur annoncèrent que le superintendant Postlethwaite leur avait personnellement annoncé que le responsable de la mort de leur fille et le fabriquant de cette immonde drogue était à présent sous les verrous et serait jugé pour son horrible crime. Ils payèrent donc sans discuter la somme qui avait été convenue, et partirent en assurant les deux jeunes filles qu’ils assureraient sans faille leur réputation auprès de leurs connaissances. D’un côté, Judy était ravie de cette publicité qui pourrait certainement leur obtenir encore du travail, mais d’un autre… Le véritable coupable était toujours dans la nature, parce que son second s’était sacrifié pour lui, et finirait ses jours en prison dans le meilleur des cas. Elle se demandait ce qui pouvait bien provoquer une dévotion aussi entière, et également ce qui allait se passer, maintenant. Parce que Cassiel n’allait pas disparaître bien gentiment de Londres. Non, si elle en croyait son instinct, il allait tenter de reprendre ses activités, et probablement de se venger de ceux qui avaient contrarié ses projets. Et pas moyen de prévenir le superintendant, qui leur avait spécialement fait porter une interdiction d’approcher encore le Yard, par l’inspecteur Smith n°3. Mais elle se disait que les démons et les anges garderaient certainement un œil prudent sur toutes les activités malhonnêtes de leur secteur, et qu’ils sauraient certainement le gérer en temps et en heure. Et puis, au final, elle, Bélis et Menthe ne s’en tiraient pas si mal, dans cet affrontement somme toute inégale : quelques blessures, une bonne frayeur, certes, mais de nouveaux alliés, et bien sûr une confortable petite somme. Finalement, cette histoire s’était bien finie…


Fin de la première partie