Sweet Dreams

Chapitre 3

Le lendemain matin, dès l’aube, alors que Menthe, la troisième colocataire, filait à son travail, Judy et Bélis prenaient la route du poste de police de Charing Cross, afin de discuter un peu avec le constable qui avait découvert le corps de Deirdre Colman. En s’y rendant assez tôt, elles auraient la chance de l’interroger avant qu’il ne parte en patrouille. Par malchance, elles n’avaient pas réussi à trouver un fiacre, aussi tôt, et une petite bruine qui tombait avec acharnement ne leur facilitait pas vraiment les choses. Elles se dépêchaient le long du Strand, bien enveloppées dans leurs pèlerines. Mais le temps d’arriver à Charing Cross, elles étaient trempées, et le poste de police leur parut incroyablement accueillant.

Judy se présenta à l’agent installé à l’accueil, et lui demanda avec son plus beau sourire si elle pouvait parler à celui qui avait découvert le premier corps. Il se contenta de faire un vague signe vers sa droite, en marmonnant que  « Driftwood doit être quéqu’part par là ». La détective avait compté sur la fatigue qui précédait le changement d’équipe pour qu’on ne lui pose pas trop de questions. Visiblement, elle avait bien calculé son coup.

Suivie de Bélis, elle s’avança dans la direction indiquée. Un certain nombre d’hommes étaient en train de s’équiper pour partir patrouiller dans les rues, comme tous les jours. Elle demanda à deux ou trois d’entre eux où se trouvait le nommé Driftwood, et ils lui indiquèrent un casier d’où s’échappaient des bruits étranges. Elle toqua donc sur la porte… et se retrouva face à une femme en uniforme, presque aussi grande qu’elle avec ses talons, au regard étonné derrière ses lunettes rondes. Elle boucla son casque, cachant ses cheveux blonds en bataille, et demanda aimablement :

-   Puis-je vous aider ?

-   C’est vous, le constable Driftwood ?

-   Oui, c’est moi. Ca a l’air de vous étonner.

-   Mais… vous êtes une femme !

Driftwood se tourna vers Bélis, qui rougit instantanément. Cependant, elle n’eut pas l’air de se formaliser, se contentant de sourire.

-   En effet, je suis une femme. Un officier de police féminin, pour être précise.

-   J’avoue que je n’en avais encore jamais rencontrée, intervint Judy. Et Bélis non plus. Vous êtes dans les forces de police depuis longtemps ?

-   Six mois, maintenant.

-   Vous avez bien du courage, au milieu de tous ces hommes ! s’exclama Bélis, qui la regardait maintenant avec admiration, quasiment des étoiles dans les yeux. Driftwood n’en avait pas l’air particulièrement gênée. Encore une fois, elle sourit, avec une certaine patience.

-   Ce n’est pas aussi difficile que vous le pensez.  Beaucoup d’hommes ont encore de l’éducation, et de la galanterie. Notre travail est déjà assez difficile pour que nous ne nous mettions pas des bâtons dans les roues.

-   Y a-t-il d’autres officiers féminins que vous ?

Judy était décidément intriguée par cette nouvelle information.

-   Seulement quatre autres, dans tout Londres. Nous sommes un test, si vous voulez.  Afin d’estimer si les femmes peuvent effectuer ce travail, et ainsi ouvrir la voie au recrutement de femmes dans les forces de police.

-   Lourde pression pour vos épaules…

-   Vous savez, on s’y fait. Et puis, si nous réussissons, beaucoup de femmes pourront trouver un emploi dans notre service. N’est-ce pas encourageant ?

-   Si, en effet.

-   Mais trêve de bavardages. Vous n’êtes certainement pas venues vous renseigner sur l’entrée des femmes dans la police.

-   Qu’est-ce qui vous fait penser que ce n’est pas le cas ?

-   Vous ne saviez pas que j’étais une femme avant de venir. Et si vous êtes journaliste, je suis l’évêque de Londres. D’ailleurs, on m’attend à Saint-Paul. Alors puis-je savoir ce qui vous envoie ?

Le gentil sourire avait disparu, et elle les toisait, bras croisés. En la voyant la première fois, Judy s’était dit qu’elle avait l’air bien jeune pour pouvoir faire preuve de la fermeté et de la force d’esprit nécessaire pour faire respecter la loi. Mais en quelques mots, elle s’était rendue compte que cette étrange jeune femme était plus solide et plus coriace qu’on pouvait le penser au premier abord. Juste tenter de l’impressionner par son métier de détective et obtenir les informations ainsi n’allait pas marcher. Mieux valait jouer franc-jeu.

-   Nous avons été engagées par Mr et Mrs Colman pour enquêter sur la mort de leur fille, et, je suppose, le reste de ces décès inexpliqués.

-   Engagées ? On engage des jeunes filles, maintenant ?

-   Je suis Judy Lynch, détective indépendante, et voici Bélis […], mon apprentie et assistante.

-   Deux petites détectives, hm ? Et qu’est-ce que vous voulez me demander ?

-   Quelques petits renseignements, étant donné que vous avez été la personne qui a découvert le premier… enfin, la première victime.

-   Je vois. Eh bien, malheureusement, à cette heure-ci, je suis censée faire ma première patrouille, et je ne peux pas vraiment m’y soustraire. Mais vous pouvez m’accompagner, si vous voulez. Oui ?

Judy acquiesça. Elle se dirigea vers la porte, suivie par les deux détectives. Un certain nombre d’autres constables les suivirent des yeux, et quelques-uns risquèrent des plaisanteries que Driftwood ne releva pas. Judy, par contre, aurait bien expédié quelques gifles, et Bélis avec elle, mais dans un poste de police, ce n’était pas vraiment judicieux… Elles se continrent donc et sortirent bien gentiment.

Dehors, il avait heureusement cessé de pleuvoir. Les rues se remplissaient doucement, et un soleil timide envoyait quelques rayons, faisant briller les fenêtres. L’agent Driftwood s’engagea dans Agar Street, les deux jeunes filles sur ses traces. Elles passèrent devant l’annexe du Charing Cross Hospital, et Driftwood mentionna :

-   C’est ici qu’ont été amenés les corps qui ont été trouvés dans les environs. Dont celui de Miss Colman. Quel dommage que le chirurgien ait pris sa retraite…

-   J’ai entendu dire qu’il y en avait un nouveau, ajouta Judy. Un qui pourrait avoir davantage d’estomac… Vous en savez quelque chose ?

-   Rien du tout.

-   Pourrions-nous aller… nous renseigner, vous croyez ?

-   Je ne peux pas grand-chose pour vous, répondit Driftwood d’un air désolé. Je ne suis pas vraiment au courant. Et puis, je suis un simple agent. Je n’ai pas vraiment autorité pour vous faire entrer là-dedans et vous permettre d’enquêter.

-   Ce n’est pas grave, voyons.

-   Il faudrait aller demander à Scotland Yard, directement. Le superintendant a pris l’affaire en main, rien ne peut être fait sans son accord. Je ne sais pas si vous le connaissez, mais il n’aime pas beaucoup qu’on vienne enquêter sur ses plates-bandes…

-   On le connaît, m’dame, mais il nous a pas vraiment à la bonne… intervint Bélis. En fait, on peut même dire qu’il nous aime pas beaucoup…

-   Vraiment ? Que lui avez-vous donc fait pour cela ?

-   Rien du tout, m’dame. Ou presque rien. 

-   Une sombre histoire d’arrestation arbitraire, d’agression d’officiers de police, et de Smith n°3 avec une commotion cérébrale, expliqua Judy en essayant de ne pas avoir l’air trop amusée.

Driftwood stoppa net, et demanda :

-   Attendez, vous voulez dire que… l’affaire de l’Alligator, c’était vous ?

-   C’était nous, oui. Vous en avez entendu parler ?

-   Tout le monde, dans le service, en a entendu parler ! Le superintendant en a fulminé pendant des mois, personne n’osait l’approcher. Quant au troisième inspecteur Smith, il s’est promené pendant des mois avec un casque de constable, et il a refusé de s’approcher de toute femme transportant un sac à main s’il n’avait pas été fouillé avant. Sans compter qu’avec tous les dégâts que l’Alligator avait faits, c’était une grande nouvelle qu’il soit arrêté ! Ca alors, je ne pensais pas que vous étiez celles qui l’avaient arrêté !

-   En fait, nous avons simplement aidé le Yard, vous savez… répondit Judy, légèrement embarrassée. Cette affaire a été bouclée parce que des détectives comme nous ont collaboré avec la police…

-   Vous êtes trop modeste ! Enfin, si jamais je peux vous rendre service, autrement qu’en vous racontant ce que je sais, n’hésitez pas. Je serai ravie de vous aider. Ca n’est que justice, n’est-ce pas ?

Judy et Bélis la remercièrent chaleureusement et l’assurèrent qu’elles feraient certainement appel à elle. Entretemps, elles étaient arrivées sur le Strand. Elles remontèrent vers l’est en bavardant, et Driftwood les fit tourner dans Cecil Street. Là, elle leur désigna une porte cochère que rien ne différenciait des autres et leur expliqua que c’était là qu’elle avait trouvé la malheureuse. Judy sortit sa fidèle loupe de son petit sac, et entreprit d’étudier la zone, tandis que Bélis sortait son fidèle carnet et entreprenait d’interroger le constable :

-   Vous pouvez nous dire quand vous l’avez trouvée exactement ?

-   Il y a maintenant dix jours, à peu près à cette heure-ci.

-   Quelque chose de particulier ? Je veux dire… à part… enfin…

-   Non, rien. Elle avait l’air de s’être assise là et juste… endormie. J’ai cru qu’elle était morte de froid. Mais ce n’était pas le cas.

-   Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Après tout, on est en hiver.

-   Elle n’était pas habillée comme une fille de rues. Elle portait une jolie robe, du genre des jeunes filles de bonne famille. Ca me paraissait bizarre qu’elle soit sortie de son foyer pour venir s’asseoir ici.

-   Ca se tient. Hmmm…

-   Le déroulement, Bélis… rappela Judy tout en examinant la porte.

-   Ah oui. Quand vous l’avez découverte, qu’est-ce que vous avez fait ?

-   J’ai aussitôt alerté mes collègues. Scotland Yard a été prévenu, puis le Charing Cross Hospital a envoyé un médecin pour ôter le corps. Ensuite, je ne sais pas. Le superintendant a pris les rênes de l’affaire et nous a envoyés limiter le secteur.

-   Je vois. Et est-ce que vous avez remarqué quelque chose, après ? Quelque chose de bizarre ? De particulier ?

-   Non, pas vraiment. Je n’ai pas fait très attention à qui se trouvait là, mais c’étaient des gens normaux, comme on en croise tous les jours. Personne d’inhabituel, je dirai.

Bélis nota fidèlement l’information.

-   Rien de plus ? Une petite idée ? Quelque chose qui vous viendrait à l’esprit ?

-   Non rien. Mais si vous le souhaitez, je peux vous montrer où a été trouvé le second corps. Ce n’est pas loin.

Judy rangea sa loupe, Bélis rangea son carnet, et elles regagnèrent le Strand. De là, elles redescendirent l’avenue jusqu’aux jardins du Victoria Embankment. Là, Driftwood les conduisit jusqu’à l’une des statues.

-   C’est juste ici, au pied de John Stuart Mill, que la seconde victime a été découverte. Comme pour la première, on l’avait assis, comment dire…

-   Confortablement ?

-   C’est cela. Comme s’il dormait, simplement.

-   Rien d’autre ?

-   Par rapport à la première, non, rien. A part qu’il s’agissait d’un homme.

-   Oh, je vois.

Bélis termina de noter les nouvelles informations, et gribouilla un schéma rapide, tandis que Judy faisait le tour de la statue pour trouver d’éventuels indices. Malheureusement, la pluie et la curiosité des passants avaient effacé toute trace qu’elle aurait pu dénicher, et elle en fut quitte pour couvrir ses bottines de boue.

De retour sur l’avenue, Driftwood s’excusa : elle devait retourner à sa ronde, elle ne pouvait pas perdre davantage de temps. Judy et Bélis la saluèrent, et elle ajouta :

-   N’hésitez pas à revenir me voir. J’aimerais vraiment savoir le fin mot de l’histoire.

-   Pas de souci, constable Driftwood.

-   Appelez-moi Saule.

Sur ce, elle remonta le Strand, laissant les deux détectives plantées à l’entrée du parc.

 

L’officier de police à l’entrée de Scotland Yard prétendit que Postlethwaite était trop occupé, et que Judy et Bélis devraient revenir l’année prochaine, mais il finit par abandonner quand Judy lui promit qu’elle ne ferait aucune vague, n’irait pas déranger le superintendant, et qu’elle souhaitait juste parler à l’un des Smith. Il se justifia en se disant que, de toute façon, elles n’auraient pas abandonné aussi facilement, et que c’était juste une perte de temps de discuter. Il espéra juste que le superintendant n’en saurait rien, ou il était bien parti pour un savon dans les règles…

Les deux jeunes filles se frayèrent un chemin dans les couloirs très peuplés, jusqu’à un petit bureau dont la porte annonçait « Smith, Smith et Smith ». Judy entra sans frapper. Deux hommes se trouvaient dans le bureau : un grand échalas à moustache noire assis à une table, et un homme plus large d’épaules, roux et barbu. Le second plongea sous le bureau à la seule vue de Bélis, tandis que l’autre se contentait de lever des yeux ennuyés vers les deux intruses. La détective ignora superbement l’assiégé, et vint se planter devant le bureau de l’autre avec un sourire ravi et totalement factice.

-   Miss Lynch… Quel mauvais vent vous amène ?

-   La vérité, encore et toujours, Andrew. Votre collègue ne se sent pas bien ?

-   On dirait que votre petite copine l’intimide un peu.

-   Ce serait mal poli d’aller demander à Bélis d’attendre dehors, vous ne croyez pas ?

-   Vous êtes à Scotland Yard, n’en demandez pas trop.

Bélis lui lança un regard noir qui n’eut absolument aucun effet. Andrew Smith se redressa légèrement et demanda :

-   Alors, que puis-je pour la détective la plus hargneuse de Londres ?

-   Je…

-   Je vous préviens tout de suite, s’il s’agit de l’affaire des meurtres inexpliqués, je ne peux rien vous dire.

-   Rien du tout ?

-   Ordre du superintendant. Il ne veut pas que vous veniez fourrer le nez dans son enquête.

-   Allons, je veux juste un petit renseignement. Même pas un vrai indice !

-   Je vous l’ai dit, je n’ai pas le droit.

-   Je voudrais juste savoir quel chirurgien travaille sur cette affaire. C’est tout.

-   Pour aller harceler ce pauvre homme ?

-   Juste lui demander s’il a trouvé quelque chose d’intéressant. Je ne le harcèlerai pas, je ne le traumatiserai pas, je ne lui ferai même pas peur. Juste quelques petites questions.

-   Vous promettez de ne faire aucune vague ? Rien du tout ?

-   Pas le moindre mot de travers.

-   Bien. Il s’agit du docteur Brendan Murphy. Il a opéré pour nous à Charing Cross, mais je ne sais pas s’il y est encore.

-   Brendan Murphy ?

-   Vous connaissez ?

-   Assez, oui. Cela devrait bien se passer.

-   Bien. Maintenant, décampez avec votre petite copine, avant que le superintendant apprenne que vous êtes ici et vienne vous jeter dehors.

-   Pas de souci. Merci, Andrew !

Elle sortit du bureau, suivie par Bélis, laissant Smith n°2 à ses dossiers, et Smith n°3 toujours caché derrière son bureau et marmonnant des imprécations à propos de « la menace irlandaise ».