Sweet Dreams

Chapitre 4

Bélis et Judy retournèrent au Charing Cross Hospital, où elles demandèrent à parler au docteur Murphy. Face à la suspicion générale, elle précisa que non, ce n’était pas pour se faire amputer d’une jambe ou réclamer à propos d’un parent mal opéré, mais simplement pour des renseignements. L’ « affaire des meurtres sans raison » réussit à impressionner une infirmière qui la conduisit directement au sous-sol, où se trouvait la morgue. Elle les y abandonna, arguant qu’ils étaient comme toujours débordés, et que de toute façon, le docteur Murphy se trouvait quelque part dans le coin, il n’y avait qu’à le chercher.

Restées seules, si on ne comptait pas les morts, les deux détectives se dirigèrent vers le fond de la salle, frissonnantes. Le décor n’était pas très encourageant : la morgue avait été installée dans les caves de l’hôpital, d’immenses caves tapissées de briques, au plafond soutenu par de grandes arches. De grands casiers de métal s’alignaient le long des parois. Il faisait très froid dans la salle, et elles voyaient de petits nuages de vapeur apparaître devant leur visage. C’était normal, il fallait bien conserver les corps, mais que quelqu’un puisse passer son temps là en bas… A part un bonhomme de neige, et encore… Bélis resserra sa pèlerine sur ses épaules, et demanda, à travers ses dents qui s’entrechoquaient :

-   Tu le connais, ce docteur Murphy ?

-   Depuis un certain moment, oui. On a déjà travaillé sur quelques affaires ensemble, mais il n’était pas ici. En fait, je me demande pourquoi il est venu travailler à Charing Cross.

-   Et pourquoi à la morgue ?

-   Tu sais, il est un peu bizarre. Il est sympathique, il ne parle pas aux corps, la plupart du temps, mais je me demande s’il ne préfère pas leur compagnie…

-   Oh… bizarre comme ça…

-   Ne t’en fais pas, il n’est pas dangereux pour les Bélis.

-   Ha ha, très drôle. Est-ce que ces caves sont encore grandes ?

-   Je ne sais pas… Ah, le voilà.

Un homme de grande taille, assez corpulent, se tenait près d’une grande table sur laquelle était étendu un cadavre, déjà autopsié à en juger par les diverses entailles qui flottaient dans des bocaux. Il jeta un drap dessus, puis se tourna vers les deux visiteuses. En guise de salut, il marmonna :

-   Vous devriez vous méfier, détective, l’acoustique de ces caves me permet d’entendre tout ce qui se dit. Même quand on médit de moi.

-   Mais vous savez de toute façon ce que je pense de vous, Brendan, non ?

-   Judy, Judy, Judy. Je me suis toujours demandé comment une aussi jolie demoiselle pouvait contenir autant de venin. Un jour, vous en serez tellement pleine qu’il vous ratatinera de l’intérieur comme une vielle pomme.

-   Vous savez bien que je suis un vrai serpent, mon cher. Et je suis flattée que vous me trouviez jolie !

Ils éclatèrent de rire, sous les yeux effarés de Bélis. Après ces étranges salutations, Judy expliqua en quelques mots ce qui les amenait. Les deux filles sortirent leurs carnets de notes. Brendan soupira, s’appuya à la table, et résuma ses découvertes :

-   C’est vraiment quelque chose de pourri, Judy. Pourri jusqu’à la moelle.

-   A ce point ?

-   Mon prédécesseur a trouvé ça tellement horrible qu’il ne l’a pas supporté. Quand à son prédécesseur, il a pris ses jambes à son cou pour se planquer je ne sais où.

-   Heureusement qu’ils ont trouvé un médecin qui n’était pas aussi impressionnable, rétorqua la détective.

-   J’ai fait la guerre des Indes, Judy. Là bas, j’ai vu des choses qui défiaient l’imagination. De la magie, de la vraie magie, et ses résultats sur les corps de nos soldats. Des blessures inimaginables. J’ai cru que je ne retrouverai jamais le sommeil, quand je suis rentré en Angleterre. Et je croyais vraiment que jamais plus je ne reverrai quelque chose de pareil.

Il prit une grande inspiration, peut-être pour chasser les fantômes du passé. Bélis et Judy attendaient qu’il reprenne, sans oser rien dire. Le silence n’était troublé que par le bruit de gouttes tombant sur le sol en pierre. Enfin, après une bonne minute, Brendan reprit :

-   Bon, en ce qui concerne ces corps… j’ai fait ce que j’ai pu avec le matériel disponible. Vous savez, n’est-ce pas, que certains sont encore très opposés à cette idée d’autopsie…

Elles hochèrent la tête. Postlethwaite avait dû se faire entendre.

-   Bon. L’examen préalable des corps n’a rien révélé de… monstrueux, dirons-nous. Pas comme ceux de Whitechapel…

-   Quoi ? c’est vous qui avez étudié ceux de Whitechapel ? s’exclama Bélis.

-   J’ai dû étudier les deux derniers. Et croyez-moi, mes petites, s’il y avait quelque chose à étudier dans cette boucherie, j’aurais bien aimé savoir quoi. Mais là…

-   Vous voulez dire que ces meurtres étaient encore plus horribles que ceux de Jack l’Eventreur ? Allons, Brendan, vous exagérez…

-   Vous aimeriez bien que j’exagère, Judy. Vous aimeriez bien.

Il leur fit signe de s’approcher d’une autre table, où étaient entreposés pêle-mêle un nécessaire à thé, des instruments métalliques luisants, et une boîte de biscuits. Judy et Bélis déclinèrent l’invitation, Brendan prit deux gâteaux, les fit descendre avec une lampée d’alcool tirée d’une flasque, et soupira. Judy demanda :

-   Pouvez-vous nous éclairer un petit peu ?

-   Y’a un lien avec ceux de l’Eventreur ? intervint Bélis.

-   Pas du tout. Ils sont horribles et répugnants également, mais alors que ceux de l’Eventreur montraient une folie très importante, ceux-ci sont… froids. Maîtrisés. Calculés. Une recherche dans l’horreur.

-   Nous voyons, nous voyons très bien.

-   Tiens, Judy, d’ailleurs, qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de meurtres, dites-moi ? Expliquez-moi. C’est un échange de bons procédés.

Brendan s’appuya sur la table, bras croisés, léger sourire sardonique, et toisa Judy.

-   Vous jouez avec nous, Brendan. Mais soit. La mort de Miss Colman, d’après le constable Driftwood, n’est pas naturelle. Une jeune fille de bonne famille ne serait pas venue mourir de froid dans une ruelle comme Cecil Street. De plus, le fait d’avoir trouvé plus d’une vingtaine de personnes apparemment mortes de la même manière, installées de la même manière, c’est un peu suspect, même pour le Yard.

-   Si le Yard le dit, alors… répondit Brendan, en réprimant mal son sourire.

-   Vous savez, nous sommes payées pour trouver ce qui leur est arrivé. Enfin surtout à Miss Colman. Que ce soit le fait de quelqu’un ou pas. Alors nous enquêtons, c’est tout. Et nous venons chercher nos informations ici, parce que je suis sûre que vous avez plein de choses à nous dire.

-   Plein, je ne sais pas. Mais en effet, j’ai quelques petites informations. A charge de revanche, bien sûr.

-   Quelle revanche ?

-   Un bon repas dans le restaurant de mon choix, je dirais.

Judy s’accorda un moment de réflexion. Au niveau finances, un repas avec Brendan, même dans un bon restaurant, c’était envisageable. Au niveau réputation, par contre… L’Irlandais avait tendance à parler fort et boire sec, et à faire le premier d’autant plus qu’il faisait le second. Mais avait-elle le choix ?

-   Marché conclu.

Ils se serrèrent la main d’un air solennel, sous le regard amusé de Bélis. Brendan s’anima alors, comme s’il abordait enfin la partie de la conversation qui l’intéressait vraiment.

-   Avant toute chose, vous connaissez un minimum le phénomène de rigor mortis ? demanda-t-il, et sans attendre la réponse : il s’agit d’un phénomène qui arrive assez rapidement après la mort : les muscles se rigidifient, et le corps garde la position qu’il avait, même si on le déplace. Au bout d’un certain nombre d’heures, il disparaît. Cela peut aider à déterminer depuis combien de temps la victime est morte, et également si le corps a été déplacé. En l’occurrence, les corps quand ils ont été retrouvés ne montraient plus cette rigor mortis. Donc ils étaient morts depuis déjà plus de deux jours, probablement trois ou quatre,  quand on les a trouvés. Or ça me paraîtrait quand même très étonnant que personne ne les ait remarqués avant.

-   Qu’est-ce que vous en déduisez ?

-   Que quelqu’un les a déplacés, une fois que la rigor mortis a disparu, pour aller les mettre là où on les a trouvés : les jardins, les places, les portes, le Parlement.

-   Vous voulez dire… qu’on les a gardés pendant des jours, pour ensuite les abandonner dans un coin de la ville ?

L’idée d’un meurtrier qui tuait vraisemblablement de sang-froid pour ensuite stocker ses victimes, comme de vulgaires provisions, avait de quoi effrayer. Judy frissonna, et Bélis avait l’air écœurée, mais ce n’était peut-être que l’odeur de la morgue. Brendan continua :

-   Ce n’est pas le plus affreux. Vous savez peut-être qu’il est également possible de déterminer l’heure de la mort de votre victime, et si elle a été déplacée, en observant la manière dont le sang s’accumule dans certaines parties du corps ?

-   J’en ai déjà entendu parler, oui. Mais c’est vague comme méthode, n’est-ce pas ? répondit Judy.

-   Cela permet une estimation, qui peut compléter d’autres observations.

-   Et donc, qu’est-ce que cette méthode a donné ?

-   Justement… elle n’a rien donné.

Bélis leva un instant les yeux du carnet où elle écrivait à toute vitesse, mais elle ne fit aucun commentaire, et elle retourna à ses notes. Judy demanda pour elle :

-   Comment ça, elle n’a rien donné ?

-   C’est là que ça devient assez atroce… Cette méthode n’a rien donné parce que…

Il hésita un instant, puis dit très vite :

-   Parce qu’il n’y avait quasiment plus de sang dans les veines de ses malheureux. Quelqu’un les a saignés à blanc.

Un son mat les fit tous sursauter. Sous le choc, Bélis avait laissé tomber son carnet, et elle regardait Brendan avec des yeux grands comme des soucoupes. Judy n’avait pas l’air beaucoup mieux, et lutait visiblement pour conserver son thé du matin à sa place. Brendan lui-même n’avait pas l’air très frais. Brendan reprit une gorgée de sa flasque et la leur proposa. Cette fois-ci, ni l’une ni l’autre ne refusèrent. L’alcool les aidèrent à reprendre un peu leurs esprits, et c’est d’une voix qui ne tremblait quasiment pas, que Judy demanda :

-   Comment… comment expliquez-vous cela ? Je veux dire…

-   Affreux, n’est-ce pas ? C’est pour cela qu’ils étaient aussi pâles, et qu’on a pensé au départ qu’ils étaient morts de froid.

-   Je commence à regretter d’avoir accepté cette affaire, avoua Judy.

-   Enfin… pour l’instant, c’est tout ce que j’ai réussi à découvrir. L’état des corps n’était déjà plus très…

Il fut interrompu par un bruit à mi-chemin entre un grognement et un couinement de porte, et se rendit compte que Bélis avait pris une teinte que n’aurait pas renié son béret. Il trouva donc plus judicieux de s’arrêter là et de lui re-proposer sa flasque pour qu’elle se remette. L’assistante vida la petite bouteille d’un trait, et un peu de couleurs revinrent sur ses joues. Quelques petits gâteaux pour se remonter le moral, et quelques banalités plus tard, Judy et Bélis prirent congé, laissant Murphy à ses autopsies.

Dehors, l’air frais leur fit du bien. Tout en marchant, Judy consulta les notes qu’elles avaient prises. Cela n’avait aucun sens. Elle en fit part à Bélis, qui se demandait pourquoi elle retournait son carnet dans tous les sens, à part pour y faire apparaître une page qui n’y était pas avant (peu probable).

-   Si je résume bien, on a un fou qui s’en prend à des personnes qui n’ont apparemment rien en commun, qui les tue on ne sait pas comment, qui les vide de leur sang, et trois jours après va les déposer soigneusement dans des endroits publics ?

-   On dirait qu’on a affaire à un vrai malade.

-   Plus qu’un malade. Il y a une logique derrière tout ça. L’ennui… c’est que je ne sais pas du tout laquelle. Ca me perturbe, tout ça.

-   P’têtre qu’il faudrait aller voir Ravel ?

-   Ravel ? Tu penses qu’il sait quelque chose ?

-   Bah… d’après le super, la plupart des victimes viennent de la rue, ou juste au-dessus. Alors je dis pas qu’il sait qui a fait le coup, mais à mon avis, il est sûrement plus informé que nous. Il a p’têtre entendu quelque chose, ou vu.

-   Bonne idée. Allons chercher Ravel. Je suis sûre qu’il sera ravi de nous voir…

Judy héla un fiacre, et ordonna au cocher de se rendre de l’autre côté de la Tamise. Elle s’installa, imitée par Bélis, et les deux entreprirent de mettre leurs notes au clair pendant le trajet.