Sweet Dreams

Chapitre 5

Russell Street était beaucoup plus accueillante que certaines autres rues de Londres. L’installation de boutiques de luxe, et un certain nombre de maisons plutôt cossues qui avaient plus ou moins survécues à la crise, avaient permis au quartier de survivre mieux que d’autres à la guerre. La présence du marché de Covent Garden et du marché aux fleurs entraînait une foule plus importante qu’ailleurs, et en faisait un endroit très animé. Ce qui, accessoirement, en faisait un terrain de jeu de choix pour les voleurs et tire-laines de tout poil. Et donc, ce n’était que logique que Ravel, qui appartenait à cette grande confrérie, se soit installé dans le coin.

Judy et lui s’étaient croisés lorsque, lancée sur sa première affaire, elle s’était retrouvée dans le quartier, et qu’il avait essayé de lui voler son porte-monnaie. Mais elle l’avait pris la main dans le sac, et elle lui avait expliqué sa façon de penser en des termes assez dynamiques. A la fin du sermon, le gamin était en larmes, et elle n’avait pas eu le cœur de le livrer à la justice. Elle l’avait laissé filer, mais elle revenait de temps à autre lui demander des informations ou l’un ou l’autre service (Judy n’avait jamais prétendu ne pas être un peu revancharde, et un constable qui l’avait un peu trop bousculée avait passé des jours à chercher son portefeuille avant de le retrouver au marché aux poissons… dans un bac de pieuvres). Ravel n’en était que trop ravi de s’en être tiré à bon compte, et il savait également qu’il pouvait parfois se réfugier chez Judy, Bélis et Menthe quand l’hiver se faisait trop froid. Un accord plutôt bénéfique pour les deux parties.

Les deux détectives firent le tour des marchés, à la recherche du voleur, mais il n’y avait pas trace de lui. Il avait encore dû avoir des ennuis avec une des bandes qui tentaient de s’approprier le secteur. Avec sa chance habituelle, ça n’était pas à exclure… Elles s’engagèrent dans Russell Street, où, aux dernières nouvelles, il se cachait quand il n’était pas à la chasse aux portemonnaies. Arrivées au pied d’une grande maison à colombages, elles entrèrent dans la cour, où s’étageaient des galeries reliées par des escaliers un brin branlants, bien moins ostentatoires et en bon état que la façade. L’une derrière l’autre, Judy et Bélis montèrent les marches, jusqu’au dernier étage, et  toquèrent à une petite porte, tout au bout de la galerie. Il y eut du remue-ménage, qui fut suivi par strictement rien, pas un mouvement. Judy frappa une seconde fois, plus brutalement. Cette fois-ci, seul le silence répondit à ses coups. Elle se tourna alors vers Bélis, qui s’approcha de la porte et menaça, suffisamment fort pour être entendue de l’intérieur (et peut-être des autres chambres autour).

-   Ravel, tu as trois secondes pour ouvrir la porte, sinon je la fais sauter de ses gonds, et tu te débrouilleras pour la remettre et l’expliquer à ton logeur. Et en plus, j’irai dire au constable Butterman comment son portefeuille s’est retrouvé dans les pieuvres !

Il y eut un bruit précipité de serrures qu’on ouvrait, et la porte s’entrebâilla, laissant filer un regard curieux. L’examen dût paraître satisfaisant, puisqu’elle s’ouvrit toute grande pour les laisser passer. Judy et Bélis ne se firent pas prier, et entrèrent dans le repaire du voleur. Repaire était un bien grand mot. Une petite chambre, meublée du strict nécessaire. Des vêtements en tas sur une chaise. Deux portefeuilles encore ouverts sur la table. Ravel s’était vite enveloppé dans son manteau, et regardait ses deux visiteuses, effarées. Il ne paraissait pas bien dangereux, comme voleur ; il était à peine plus grand que Bélis, et il avait davantage l’air d’un gamin qui cherche ses parents dans la foule que d’un redoutable détrousseur. Et visiblement, elles l’avaient tiré de son lit. Sur lequel il s’assit, et demanda :

-   Qu’est-ce que vous voulez ? J’ai rien fait…

-   On le sait, que tu n’as rien fait, le rassura Judy. Tout ce qu’on veut, c’est te poser quelques questions. On ne touchera pas à ton gagne-pain.

-   Des questions ? Des questions sur quoi ?

-   Est-ce que tu as entendu parler de ces gens qui sont morts, sans qu’on n’en connaisse la raison ?

-   Ceux qui ont été déposés dans les parcs ? Un peu, oui.

-   Tu ne sais rien du tout ?

-   Je sais pas. Qu’est-ce que vous cherchez ?

-   N’importe quel indice qui pourrait nous aider à trouver qui en est responsable. Tu n’as rien entendu ?

-   On en parle, un peu. Certains disent qu’ils font partie d’un plan, que celui qui fait ça a un but bien précis, mais on n’en sait pas plus.

Ravel tripotait son chapeau, visiblement nerveux.

-   Un but bien précis ? Tu sais lequel ?

-   Pas du tout. Ces gens et moi, on est pas vraiment dans le même milieu…

-   Ces gens ? Quels gens ?

-   Euh…

Il y avait quelque chose de suspect dans son hésitation. Comme s’il savait quelque chose mais refusait même d’y penser. Judy insista, pourtant.

-   Ravel, si tu sais quelque chose, je te conseille de le dire. Pas le temps pour des enfantillages.

-   Je ne sais rien. Juste que ces gens sont très dangereux. Parole, je sais rien de plus !

-   Tu sais qu’ils sont dangereux, mais tu ne sais rien d’autre ? Tu me prends pour une idiote, on dirait.

-   J’oserais pas !

Un vrai cri du cœur. Bon, au moins, Judy était assurée qu’il ne mentait pas. Ravel était facile à lire, comme un livre. La détective reprit, plus doucement :

-   Alors comment est-ce que tu sais qu’ils sont dangereux ? Et qui sont « ils » ?

-   Je sais ce qui se dit dans les rues. Que celui ou ceux qui sont responsables de ces meurtres sont très dangereux, et qu’il vaut mieux ne jamais les approcher. Parce qu’il est possible qu’on devienne leur prochaine victime.

-   Et tu es sûr que tu ne sais pas qui ils sont ? Pas même le moindre petit indice ?  

-   Je ne suis qu’un voleur, moi. J’ai pas de lien avec eux, je me contente de faire mon boulot. Je fais même pas partie d’une bande ! Ce sont les grandes bandes qui font parfois affaire avec eux, et qui doivent savoir quelque chose. Pas moi !

Cette fois-ci, la note de panique dans sa voix alarma Judy. D’accord, le petit voleur n’était pas un modèle de courage, mais il fallait plus que des menaces pour vraiment lui faire peur. Bélis étant un cas à part. Judy leva les mains, en signe de reddition.

-   Bon, très bien, j’arrête avec cette histoire. Mais si jamais tu entends quelque chose, n’hésite pas à nous prévenir !

Ravel hocha la tête avec empressement. Visiblement, il s’attendrait presque à une correction pour ne pas avoir pu les aider, et il eut l’air soulagé quand elles se levèrent pour partir.  A peine étaient-elles dehors, que le verrou claqua à nouveau. Bélis fit remarquer :

-   Je suis sûre et certaine qu’il attendait quelqu’un d’autre. Je me demande qui.

-   Probablement l’une de ces bandes de voleurs qui veulent qu’il les rejoigne.

-   Ou qui trouvent qu’il empiète sur leurs plates-bandes…

Judy se plongea dans ses réflexions. Elle était si absorbée qu’elle manqua percuter une vendeuse de fleurs venant en sens inverse. Bélis lui demanda :

-   A quoi tu penses ?

-   Il a visiblement peur de quelque chose. Je me demande de quoi.

-   De nous. Il a peur que Butterman lui fasse avaler ses dents.

-   Non, je ne crois pas. Il est vraiment effrayé. Il n’avait qu’une hâte, qu’on déguerpisse au plus vite. Il n’a même pas demandé si on ne voulait pas l’inviter à manger !

-   En effet. Ca doit être grave. Tu crois qu’il sait quelque chose ?

Judy prit le temps de réfléchir à la question, et répondit presque dans un murmure :

-   Je crois qu’il connaît au moins une personne dans ceux qui ont fait ça. Ou il connaît quelqu’un qui les connaît, qui fait partie de leur entourage, ou leur garde, quelque chose comme ça. Il a été mis en contact avec une de ces personnes, et cette personne a dû le menacer. Ou il a vu quelque chose qui lui a fait vraiment peur.

-   Donc il ne parlera pas, hein.

-   Il faudra d’abord qu’on trouve un moyen de le mettre hors d’atteinte de ces brutes.

-   Je me demande bien ce qu’il a vu…

Judy s’apprêtait à répondre, quand un soudain mouvement de foule attira son attention. Les gens se dirigeaient vers l’église Saint-Paul, et des clameurs excitées fusaient ça et là.  Bélis mit le grappin sur une vendeuse de fleurs visiblement survoltée, et lui demanda ce qui pouvait bien se passer pour déclencher une telle émeute. La fille répondit :

-   Ils ont trouvé un mort !

-   Où ça, un mort ?

-   Dans l’église Saint-Paul ! Assis sur un banc, on dit !

Bélis voulut demander des précisions, mais l’autre avait déjà filé. Judy et elle suivirent donc le mouvement jusqu’à Saint Paul. La nouvelle avait très vite circulé, et une foule se pressait déjà devant les portes. Elles durent jouer des coudes, pour se rendre compte que la police était déjà sur les lieux, et barraient l’entrée à tous les curieux. Heureusement, Judy avisa une silhouette qu’elle connaissait bien, celle grande et large d’épaules de l’inspecteur Harold Smith, le Smith n°1 du Yard. Personne ne savait s’il portait ce numéro parce qu’il était le plus ancien au sein du Yard, ou parce qu’il faisait preuve d’une efficacité peu commune, mais il restait le meilleur des Smith, et avait ainsi un peu de l’estime de Postlethwaite. Et accessoirement, il aimait bien les détectives indépendants. Judy et Bélis n’eurent quasiment pas à le supplier pour qu’il les laisse entrer dans l’église, à l’expresse condition qu’elles ne se fassent pas remarquer, et fassent profil bas.

A l’intérieur, malgré le calme habituel de ce genre de lieux, c’était l’effervescence. Une demi-douzaine de constables faisaient de leur mieux pour empêcher une troupe de journalistes d’approcher de la scène de crime. D’autres prenaient des notes, l’air concentré, en demi-cercle autour d’un banc juste devant l’autel. Au moment où les deux jeunes filles se glissaient à l’intérieur par une porte sur le côté, un groupe d’hommes entrait par la porte principale. Parmi eux, le superintendant Postlethwaite, très agité, Smith n°3 et n°5, et un homme qui ressemblait plus à un banquier qu’à un inspecteur. Bélis le reconnut pour avoir vu son portrait dans les journaux à sensation qu’elle dévorait, et le fit remarquer à Judy : si l’inspecteur Abberline était sur l’affaire, c’est que le cas était grave. Depuis l’histoire de l’Eventreur, on ne faisait appel à lui que pour les affaires d’importance. Ceci dit, après une bonne vingtaine de morts, c’aurait été étonnant que le Yard ne mette pas ses meilleurs éléments sur le coup, Abberline, Postlethwaite et Smith n°1 en tête, pour ne citer qu’eux.

Tapies derrière le confessionnal, Judy et Bélis regardèrent le contingent de Scotland Yard s’approcher du cadavre toujours assis sur son banc, et se mettre à discuter avec animation. Personne ne faisait attention à elles, et elles s’approchèrent discrètement, jusqu’au premier banc. Le cadavre n’avait visiblement pas été touché et était toujours dans la position où on l’avait vraisemblablement laissé. Un jeune homme, peut-être âgé de quinze ans, assis, tête baissée comme s’il était plongé dans de profondes réflexions, et curieusement, un missel entre les mains.

Alors qu’elles se dévissaient le cou pour mieux voir, une voix les fit sursauter :

-   Mesdames, vous n’êtes absolument pas autorisées à vous trouver ici.

L’inspecteur Abberline les avait repérées et leur faisait signe de s’approcher. Ce qu’elles firent ; pas le choix à moins de vouloir y être obligées par les constables… Elles rejoignirent donc le groupe d’inspecteurs devant le banc. Postlethwaite changea de couleur en les voyant.

-   Miss Lynch et sa petite amie ! J’aurais dû me douter que vous ne seriez pas loin. Vous reniflez l’odeur du sang, on dirait ?

-   Cela me paraît difficile, John, le coupa Abberline. Puisqu’il n’y a pas eu une seule goutte de sang versé.

Il se tourna vers Judy et demanda sèchement.

-   Que faites-vous ici ?

-   La même chose que vous, inspecteur chef. Nous enquêtons.

-   Vous enquêtez ? répéta-t-il avec un haussement de sourcil qui pouvait paraître narquois. Avons-nous affaire à l’une de ces demoiselles folles de romans policiers, qui s’imaginent pouvoir damer le pion aux enquêteurs de Scotland Yard ?

-   Non, inspecteur, nous sommes détectives et nous sommes payées pour enquêter sur cette affaire.

-   Oh vraiment. Vous confirmez, John ? demanda Abberline en se tournant vers son supérieur. Celui-ci répondit :

-   Je confirme. Ces deux gamines se sont déjà mêlées de nos enquêtes, et elles sont très, très obstinées. N’espérez pas vous en débarrasser aussi rapidement, même en les jetant en cellule. Et méfiez-vous de l’Irlandaise, elle mord.

Bélis retint à grand peine l’envie de lui répondre par une grimace, ce qui n’aurait pas été très judicieux. Abberline, lui, eut l’air intéressé par ces nouvelles informations, et, ignorant soigneusement l’assistante, se tourna à nouveau vers Judy :

-   Alors, mademoiselle la détective, avez-vous des informations dont vous souhaiteriez faire profiter la police ?

-   Auriez-vous des informations que vous souhaiteriez partager avec moi ?

-   Faites attention, ma petite. Je pourrais vous arrêter pour entrave à une enquête policière. Je suis prêt à faire preuve de clémence et ne pas vous inculper pour votre présence non désirée sur cette scène de crime. Mais ne poussez pas votre chance.

En quelques mots, Judy résuma leurs quelques découvertes – l’origine sociale des morts, leur dépôt dans des endroits publics, l’absence de sang dans leurs veines. Abberline hochait la tête, Postlethwaite avait l’air modérément intéressé. Quand elle eut fini, l’inspecteur se contenta de remarquer :

-   Vous n’avez rien découvert de plus que nous, je vois. Votre ami médecin nous a également communiqué ses découvertes, à sa manière plutôt… rustique. Quant à vos petites déductions, elles étaient à la portée du premier policier venu. Rien de bien nouveau, en bref.

-   Vous me voyez bien désolée de ne pouvoir faire avancer votre enquête, vraiment.

-   Ne soyez pas aussi sarcastique, jeune fille, cela vous jouera des tours. Maintenant, décampez.  

Un constable s’approchait déjà d’elles avec l’intention de les jeter dehors, mais elles ne lui laissèrent pas ce plaisir et sortirent de l’église sans demander leur reste, par la porte de la sacristie. Dehors, la foule se pressait toujours contre la grande porte, curieuse de savoir ce qui pouvait bien se passer, comment était le nouveau cadavre, et autres détails macabres du même genre. Judy et Bélis s’éloignèrent avant qu’on ne se jette sur elles pour les interroger. Une fois éloignées du tumulte, Bélis demanda :

-   Alors ? A part qu’Abberline est un gros rustre, tu as vu quelque chose ?

-   Je n’ai pas pu voir à quelle page était ouvert son missel, ça pouvait être intéressant.

-   J’ai pas vu non plus, il y avait un des inspecteurs devant.

-   Par contre, il y avait autre chose de notable…

-   Qu’est-ce que c’était ?

-   La victime était mal soignée. Mal rasée, pas… pas vraiment propre. Pourtant, ses vêtements étaient impeccables, propres et sans le moindre accroc. C’est étrange.

-   Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

-   Je ne sais pas. A part que peut-être, celui qui les tue prend le temps de bien les habiller avant de bien les installer. Soit il a un but bien précis, soit il est vraiment plus fou que ce que je pensais…