Sweet Dreams

Chapitre 25

La lumière de la lampe ne révéla rien d’intéressant dans le ventre du dinosaure. La bête était entièrement creuse, et il n’y avait que ce puits qui s’ouvrait dans le sol. Judy donna la lampe à Bélis pour qu’elle l’éclaire, et elle se décida à tenter la descente. Avec beaucoup de prudence, elle posa le pied sur l’échelon le plus bas qu’elle pouvait atteindre, et se cramponna au plus haut. Menthe lui enjoignit d’être prudente ; avec ses talons, ce n’était pas très pratique… Lentement, elle s’enfonça dans le puits. La lampe n’éclairait pas très loin, et très vite, elle dut tâtonner pour trouver les échelons. Bélis et Menthe, penchées au-dessus d’elle, devenaient de plus en plus petites, et elle se demanda jusqu’où elle allait descendre. Elle eut rapidement la réponse, quand ses pieds s’enfoncèrent dans une flaque d’eau, qui la rendit contente d’avoir pensé à mettre des bottines avant de partir. Elle prévint les deux autres, qui la rejoignirent en bas. En fait, il y avait une sorte de petit ruisseau là-dessous, peut-être un égout ou une conduite d’eau de pluie, elles ne savaient pas trop. Quoi qu’il en soit, elles avaient amplement pied (dix centimètres, ce n’était pas la mort, après tout). Un rapide coup d’œil autour d’elles leur indiqua qu’elles étaient au milieu d’un passage, peut-être un couloir, et que deux directions s’offraient à elles. L’un comme l’autre étaient à peu près aussi engageants, emprunter l’un ou l’autre revenait au même. Enfin, jusqu’à ce que Judy ait l’idée de lever la lampe, et de voir une grande flèche peinte sur le mur dans un rouge agressif. Elle indiquait leur gauche, et elles en déduisirent logiquement qu’elle devait avoir été peinte par la personne qui les avait attirées ici. Qui d’autre s’amuserait à venir dessiner dans un couloir secret, après tout ?

En file, elles se dirigèrent donc dans la direction indiquée. Menthe ouvrait la marche, comme d’habitude armée d’un outil lourd et menaçant. Bélis suivait avec la lampe, et Judy fermait la marche. Elles cheminèrent ainsi un bon quart d’heure dans la quasi-obscurité, dans un silence seulement troublé par leurs pas dans l’eau et le courant qui allait dans la même direction qu’elles. Il semblait qu’elles ne faisaient qu’errer dans un égout sans fin, et elles commençaient à se demander si elles avaient bien fait, ou si quelqu’un leur avait tendu un piège pour les perdre là en bas, où personne ne les trouverait… Et bien sûr, aucune des trois n’avait pensé à utiliser un fil pour retrouver leur chemin dans le labyrinthe. Résultat des courses, elles étaient perdues, réduites à suivre les flèches peintes sur le mur à chaque intersection et croiser les doigts pour arriver quelque part.

Enfin, alors qu’elles commençaient vraiment à se demander si elles allaient arriver quelque part, elles débouchèrent dans une sorte de cave, un simple agrandissement des tunnels en voûte et pavés. Et enfin, une autre lueur, devant elles. Il y avait une lampe posée sur une caisse, dont on se demandait bien ce qu’elle faisait là, et à côté de cette caisse, un individu assis sur une chaise qu’il avait dû amener avec lui. Et cet individu, elles le connaissaient bien, parce qu’il leur avait apporté bien des soucis lors d’une enquête précédente. En fait, il avait dévalisé un certain nombre de bijouteries, les avait rendues complètement dingues, leur avait filé entre les doigts plusieurs fois, avait obligé Scotland Yard à se mettre sur sa piste, et avait coûté des milliers de livres en dégâts divers. Elles avaient fini par l’attraper, avec l’aide des inspecteurs Smith n°1, 3 et 4, et elles le croyaient en prison pendant au moins quelques siècles. Et pourtant, il était là, devant elles, dans un costume blanc qu’il avait réussi à garder immaculé malgré l’endroit, le fameux voleur de bijoux, l’Alligator. Et visiblement, il les attendait. Comme le chuchota Bélis, qu’est-ce qu’il ferait là, sinon ?

Elles se retrouvèrent devant lui, bras croisés et méfiantes. Après tout, c’était un criminel qui les avait attirées là… Il dut s’en rendre compte, car il s’enquérit poliment :

-                     Quelque chose ne va pas, charmantes dames ? L’endroit n’est peut-être pas à votre goût ? J’aurais bien choisi un lieu un peu plus confortable, mais vous connaissez mes démêlés avec la justice…

-                     Pas du tout. Mais franchement, George, pour nous faire venir ici j’espère que vous avez une bonne raison, répondit Judy.

-                     Tiens donc, vous vous souvenez même de mon nom ? Je suis flatté !

-                     Venez-en au fait. Sur cette raison.

-                     J’en ai une très bonne. J’ai entendu parler de vos… démêlés avec la bande de Cassiel, et je me suis dit que j’allais faire de mon mieux pour vous aider.

-                     Oooh, quel altruisme, cela m’étonne de votre part ! N’étions-nous pas ennemis, la dernière fois que j’ai regardé ?  

-                     Ah, Miss Lynch, toujours aussi directe ! Mais je vous vois opposée à cette idée de collaboration ! Ne pouvons-nous pas nous serrer les coudes face à un souci commun ?

-                     Je ne vois pas en quoi ce souci nous est commun, mais n’importe quel coup de pouce pourrait nous être très utile.

-                     Détrompez-vous, jeunes filles, j’ai aussi des avantages à tirer de cette situation.

-                     Et on peut savoir lesquels ? intervint Bélis.

L’Alligator eut l’air agacé pendant un moment, mais il supprima sa grimace et réussit à afficher un sourire élégant et plein de dents qui avait l’air tout à fait faux. Après tout, Menthe tapotait sa clé à molette dans sa main d’un air menaçant.  Il répondit :

-                     Je n’apprécie pas vraiment Cassiel, vous savez. Il piétine un peu trop sur mes plates-bandes à mon goût, et ses hommes de main ont tendance à voler le pain de la bouche des miens. C’est mauvais pour les affaires. Je pense que chacun devrait rester à sa place et s’occuper de ce qui le regarde. Et ne pas prendre le job des autres.

-                     Votre job, hein ? souligna Judy. Vous voulez dire, voler la population, faire du trafic, dévaliser des boutiques ?

-                     Ce genre de choses, en effet. Ce qui rend Londres si intéressant et si vivant.

-                     Et qui nous empêche de marcher dans les rues la nuit, n’est-ce pas ?

-                     Que voulez-vous, on n’a rien sans rien.

Menthe eut un geste d’agacement qui rapprocha dangereusement sa clé à molette de la tête de l’Alligator. Celui-ci trouva plus judicieux de passer sur ses diverses activités criminelles et de revenir sur le sujet qui l’intéressait :

-          Mes chères demoiselles, j’ai une proposition pour vous.

-          Nous vous écoutons, George, répondit Judy.

L’Alligator sortit une carte d’un sac posé à côté de sa chaise et la déroula sur la caisse. Les trois détectives se rapprochèrent pour l’observer. Il y avait des zones coloriées, ou plutôt barbouillées de craie, de différentes couleurs, indiquant probablement des secteurs à piller. L’Alligator en désigna une sur la carte, particulièrement proche de leur ancien logis, et s’apprêtait certainement à leur expliquer à quoi correspondait la tache de peinture, quand un léger raclement de gorge les fit tous sursauter. Soit ils avaient tous les quatre été très absorbés par leur conversation, soit les nouveaux venus étaient vraiment d’une discrétion à toute épreuve. Quoi qu’il en soit, il y avait maintenant avec eux une demi-douzaine de personnes, le genre pas commode avec plein de muscles et de grands couteaux. Mais le plus inquiétant, c’était l’homme qui les guidait. Un grand échalas maigre comme un clou, aux cheveux plaqués en arrière, avec une lueur inquiétante dans le regard, celle d’une folie mal contenue. Et, détail étrange, il portait une soutane qui avait déjà bien vécue, complétée par un col blanc, une petite croix accrochée au revers, et à la main un crucifix qui semblait en acier massif. Il jeta un regard à la fois meurtrier et amusé au petit groupe tétanisé par leur apparition subite, et, sans se retourner, lança aux hommes qui l’accompagnaient :

-          Vous voyez ? Je vous l’avais dit, qu’on trouverait des rats dans les égouts.

Ils s’esclaffèrent de manière servile. Le prêtre les laissa s’arrêter et reprendre une expression menaçante, et continua :

-                     Quelle bonne idée nous avons eue de vous suivre, n’est-ce pas, monsieur le Méchant Lézard ? Vous nous avez mené tout droit à ces petites souris !

-                     Vous avez la métaphore animale, aujourd’hui, mon père, répondit l’Alligator.

Le prêtre eut l’air plutôt amusé, malgré l’expression de fureur mal contenue qu’il affrontait.

-                     On jurerait qu’il va mordre, n’est-ce pas ? C’est qu’il est effrayant, notre petit ami l’Alligator… Mais malheureusement, ce qu’il gagne en agressivité, il l’a perdu en intelligence… Non, mon ami, continua-t-il en levant la main pour éviter une explosion et peut-être un bon coup au visage. Un individu suffisamment intelligent aurait pensé à vérifier qu’il n’était pas suivi. Oh, et un criminel digne de ce nom, comme vous prétendez l’être, monsieur le Lézard, aurait trouvé un autre endroit qu’un égout pour donner rendez-vous, et jouer les indicateurs auprès de petites oies stupides qui jouent les grandes.

Les détectives serrèrent les poings, mais les couteaux des acolytes du prêtre étaient plus que dissuasifs, et suffirent à retenir toute envie de gifle. Le prêtre, lui, s’en donnait à cœur joie, agitant son crucifix et haranguant ses hommes comme s’il était en train de faire un sermon. Il marchait de long en large, soulignant la bêtise de l’Alligator pour s’être fatigué à utiliser un passage secret « que toute la pègre de Londres connait, c’est quasiment un pré-requis pour devenir un truand », sur la complexité inutile de son plan qui ne « visait apparemment qu’à retrouver son milieu naturel », les égouts étant visiblement parfaits pour un horrible lézard comme lui, et la stupidité de Judy, Menthe et Bélis pour s’être jetées dans un piège aussi grossier, et de n’avoir prévenu personne avant de venir se perdre dans un égout sans que personne ne puisse venir à leur secours. Comme il le dit, sous une averse d’éclats de rire, une belle brochette de dindes idiotes. Il était en train de déblatérer, quand Menthe, qui commençait tout doucement à en avoir assez, l’interrompit :

-                     Tu vas la fermer, ta trappe, ou on va devoir t’écouter brailler encore longtemps ? Tu nous casses les oreilles, vieux cinglé, et on en a pas grand-chose à faire de tes idioties.

Le prêtre s’arrêta net et lui lança un regard assassin qui aurait pu la faire tomber raide morte. Sauf que Menthe n’aurait pas montré qu’il lui faisait peur pour tout l’or du monde, et qu’elle se contenta de lever un sourcil légèrement ironique. Bélis enchaîna :

-                     Alors, qu’est-ce que tu veux, vieux corbeau ? Nous faire la morale jusqu’à ce qu’on s’endorme d’ennui ? Ou tu vas en venir au fait ?

Et Judy ajouta son grain de sel :

-                     C’est parce qu’on a mis des bâtons dans les roues de ton petit ami Cassiel ? Ah, le grand maître n’est pas content, et il a envoyé son petit chien pour venir taper sur les doigts des méchantes fifilles ?

Cette fois-ci, plus question de faux sermon. Le prêtre était rouge vif, et visiblement furieux, rien qu’à voir la manière dont il agrippait son crucifix. Et la manière dont il jetait des regards furibonds à l’Alligator, qui était en train de rire. Son « ASSEZ ! » suffit presque à ébranler les murs, et fit rapidement taire les détectives. Plus rien du prélat affable, les yeux lui sortaient de la tête, et il avança vers le plus proche, l’Alligator, en agitant son arme improvisée. Il l’attrapa par sa cravate, et entreprit de le secouer d’avant en arrière en vociférant :

-                     Vous avez osé mettre des bâtons dans les roues de mon maître, tous autant que vous êtes ! Vous n’avez été qu’une gêne, pour nous, vous avez fourré votre nez dans nos affaires, vous nous avez coûté énormément d’argent, vous avez mis Scott et Ama en prison, vous avez mis Cassiel en colère et vous avez osé interférer avec sa mission !

L’Alligator tenta de se libérer, mais un coup de crucifix vigoureux l’en dissuada. Le prêtre le laissa alors tomber et ricana :

-                     Cette fois-ci, tu n’as plus ton chaton pour te tirer d’affaire, et je compte bien me venger sur toi des cicatrices qu’elle m’a infligées. Quant à vous, mes petites dindes, comme vous avez pris la précaution de ne prévenir personne, et je SAIS que vous ne l’avez pas fait, personne ne viendra à votre aide. Cette fois-ci, vous êtes tous à notre merci, et je compte bien vous amener à Cassiel pour qu’il s’occupe de vous comme vous le méritez ! Vous allez payer pour vous être mêlés de nos affaires et vous être opposés à nous. Croyez-moi, vous regretterez de ne pas être morts bien avant que nous en ayons fini avec vous !

Pour plus d’emphase, il frappa la plus proche, Bélis en l’occurrence, de son crucifix, ponctué par un juron. C’est alors que la paroi la plus proche des hommes de main explosa en envoyant des fragments de brique aux alentours et emplissant la cave de fumée.